Salman RUSHDIE
ACTES SUD
312pp - 23,00 €
Critique parue en janvier 2017 dans Bifrost n° 85
« Méfiez-vous de l’homme (ou du jinn) d’action quand il finit par vouloir s’améliorer par la pensée. Un peu de pensée est chose dangereuse. »
Personnalité atypique, surprenante et condamné à mort par un grand nombre d’agités, Salman Rushdie n’en est pas à sa première incursion dans le domaine de l’Imaginaire. Les plus attentifs se souviendront de son premier roman, Grimus (1977), un récit de SF novateur. De même, Les Enfants de minuit (1981) use des thèmes et ficelles du fantastique avec ses mille-et-un mômes dotés de pouvoirs magiques.
Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits, au-delà de ses autres qualités, est une lettre d’amour au genre qui nous occupe. Rushdie ne s’économise pas en références peu communes en littérature, parfois pointues et toujours adéquates. Et il fait plus que les caser : il joue avec, arrachant toujours un sourire à ses lecteurs.
« Quand il voulait s’asseoir sur les toilettes son derrière flottait obstinément au-dessus du siège à cette même distance que ses pieds s’obstinaient à maintenir avec le sol. Plus il s’élèverait, plus il aurait de mal à chier. Cela méritait réflexion. »
L’histoire de Deux ans…, narrée par des humains du IIIe millénaire, prend racine au XIIe siècle, époque durant laquelle se sont affrontés le philosophe Ibn Rushd, plus connu sous le nom d’Averroès, célèbre commentateur d’Aristote, et le théologien Al Ghazali, réfractaire à la suprématie de la raison. L’affaire serait restée historique si les jinns ne s’en étaient pas mêlés. En effet, Dunia, une jinnia tombée amoureuse d’Ibn Rushd, enfante avec ce dernier un grand nombre d’hybrides dont les descendants formeront, neuf siècles plus tard, une véritable diaspora ignorant ses propres pouvoirs.
Les sceaux cosmiques séparant le monde des jinns et celui des humains s’ouvrent toutes les mille-et-une années, permettant aux esprits malicieux, amoraux et avides de sexe de visiter notre plan de réalité et d’y semer la zizanie.
Ainsi débutent les étrangetés durant lesquelles M. Geronimo, lointain descendant d’Ibn Rushd et de Dunia, quittera progressivement le plancher des vaches à l’instar de beaucoup de ses cousins répartis un peu partout dans le monde.
Plus grave, l’intervention de Zummuru le Grand, Zabardast le Sorcier, Shining Ruby le Maître des âmes et Ra’im Blood-Drinker qui, tels les quatre cavaliers de l’apocalypse, menacent la survie de notre bonne vielle espèce humaine pendant que les cendres d’Averroès et de Ghazali reprennent leur joute maintenant millénaire.
Deux ans… est un pur délice d’intelligence, d’érudition et d’humour qui met en avant nombre de recoupements des différents domaines de l’Imaginaire pour tacler une à une les vicissitudes d’un XXIe siècle bien troublé.