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Les critiques de Bifrost

La Planète sur la table

Kim Stanley ROBINSON
J'AI LU
320pp - 6,00 €

Critique parue en avril 2022 dans Bifrost n° 106

La Planète sur la table et Le Géomètre aveugle réunissent chacun huit nouvelles. Le premier présente des textes écrits entre le milieu des années 1970 et le début des années 1980. Dans le second, on trouve des nouvelles datant de 1986 à 1989. Ces deux recueils embrassent donc la quinzaine d’années au terme de laquelle Kim Stanley Robinson, d’abord débutant, parvint à s’imposer. Ce duo de recueils offre ainsi un aperçu de ce qu’il est convenu d’appeler la fabrique d’un écrivain. Chacune de ces nouvelles peut en effet être envisagée comme une étape dans la genèse, parfois non dénuée de maladresse, d’un paysage fictionnel singulier, marqué par autant de spécificités thématiques que formelles.

Sans surprise, c’est dans La Planète sur la table que se trouvent les textes les moins maîtrisés. Seuls deux d’entre eux convainquent :« Le Lucky Strike » et « L’Air noir », datant de 1983. Entrelaçant la fiction historique à une branche de l’Imaginaire, ils proposent une séduisante relecture d’événements authentiquement advenus. Allant jusqu’à l’uchronie, « Le Lucky Strike » envisage un autre déroulement du projet de bombardement atomique du Japon par les États-Unis en août 1945. Remontant plus loin dans le passé, celui du XVIe siècle et de l’Invincible Armada, « L’Air noir » nimbe d’une troublante lumière gothique l’échec de la flotte espagnole. Témoignant d’une érudition aussi dense que celle déployée par « Le Lucky Strike », « L’Air noir » parvient tout comme lui à combiner avec bonheur ce conséquent matériau documentaire à une narration d’une efficace fluidité et à une caractérisation humaniste des personnages. Faisant eux aussi appel à un important travail de recherches, les autres textes peinent à transformer en or fictionnel des récits croisant là encore divers genres littéraires. Ainsi en va-t-il de la dystopique « Venise engloutie » (1980) plongeant le patrimoine artistique de la Sérénissime sous les eaux, ou bien encore du « Déguisement » (1976) relisant façon hard science le théâtre élisabéthain. De même que pour ces relectures extraterrestres de chronique sociale afro-américaine et de detective story que sont respectivement « Retour à Dixieland » (1975) et « Mercuriale » (1983). Elles sont aussi bancales que « Sur la ligne de crête » (1975 à 1983), mêlant poussivement manuel de trekking et spéculation scientifique, et que « Les Œufs de pierre » (1979), une synthèse trop elliptique de road novel et de SF robotique. Et l’on réservera la lecture intégrale de La Planète sur la table aux « robinsoniens » désireux de retracer au plus près la généalogie de l’œuvre de leur auteur favori…

Quant au Géomètre aveugle, on en recommandera en revanche la lecture à un plus large lectorat. Si Robinson y use des mêmes éléments que dans La Planète sur la table, il en tire cette fois-ci un bien meilleur profit, ayant atteint durant la seconde moitié des années 1980 une maturité littéraire. Mis à part le dystopique et (trop) court « Notre cité » (1986), confirmant que l’auteur a besoin d’espace pour développer ses univers, les sept autres textes sont autant de réussites. La novella donnant son titre au recueil, en date de 1986, s’impose comme une belle rencontre entre thriller d’espionnage conspirationniste et une hard SF pour laquelle l’auteur confirme son inclination. Son héros, un homme parvenant à conjurer sa cécité grâce à son génie mathématique, incarne une nouvelle fois une figure décidemment chère à Robinson, celle du voyant déjà présente dans les textes les plus réussis de La Planète sur la table. D’essence futuriste et technologique comme dans « Le Géomètre aveugle », pareil don peut être, à l’image d’« Intersection » (1986), le résultat d’un mystérieux incident spatio-temporel permettant à un WASP et à un Noir sud-africain de voir au-delà de leurs réalités respectives… C’est un texte témoignant par ailleurs d’une sensibilité antiraciste certaine chez son auteur, que confirment encore ses empathiques portraits de dealer afro-américain du futur dans « Crève-la-faim en l’an 2000 » (1986) et de sorcier navajo dans « Au retour de Rainbow Bridge » (1987). À la fois ethnologique et magique, cette nouvelle s’inscrit dans une même veine que « La Meilleure part de nous-mêmes » (1991), mettant mystérieusement en écho chrétiens des origines et ceux d’une communauté californienne contemporaine. Quant aux deux récits sélénites que sont « Les Lunatiques » (1988) et « Leçon d’histoire » (1988), ils illustrent définitivement la capacité de Robinson à bâtir une SF aussi rigoureuse que généreuse lorsqu’il est en pleine possession de son art.

Pierre CHARREL

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