Diaspora est sans doute l’un des plus difficiles romans de Greg Egan disponibles en français, ce qui n’est pas peu dire. Il y mélange à plaisir les théories physiques, relativité générale et physique des particules. L’un des plus durs, aussi : on y assiste tout simplement à la fin de la vie biologique sur Terre, après un événement cosmique d’une rare violence.
Heureusement pour le pauvre critique, le présent dossier se focalise sur l’autre grande thématique du roman, l’intelligence artificielle, envisagée ici dans une optique résolument transhumaniste. Avant la catastrophe, la Terre abrite encore des enchairés, nos descendants biologiques, à tous les stades de l’évolution assistée par génie génétique. Ceux-ci y ont longtemps cohabité avec les gleisners, des robots anthropomorphes conscients qui leur ont abandonné la planète pour partir à la conquête de l’espace. Enfin, les citoyens sont des personnes logicielles désincarnées.
Diaspora explore donc la question de l’incarnation. Le refus des enchairés d’être numérisés déroute les IA, pour lesquelles « il semblait que la moitié du plaisir d’être fait de chair consistait à repousser les limites de la biologie, et le reste à minimiser tous les autres inconvénients ». Les citoyens comprennent en revanche d’autant mieux les gleisners, IA qui tiennent à rester en contact direct avec la réalité physique mais transfèrent sans états d’âme leur personnalité d’un support matériel à un autre, qu’ils ont la possibilité d’investir provisoirement des corps de métal abandonnés par ces dernières.
Inversement, un avantage à demeurer dans un environnement purement virtuel est la possibilité d’ajuster sa perception du temps, d’une pensée normale typiquement huit cent fois plus rapide que celle des enchairés, jusqu’à l’avance rapide, qui rend négligeable l’attente entre deux événements intéressants. Egan propose ici quelques jolis portraits d’IA investies dans la science, plutôt expérimentatrices ou exploratrices lorsqu’elles sont de type gleisner, plutôt mathématiciennes pour les citoyennes, avec une complémentarité assez subtile entre les deux.
Un autre enjeu majeur du roman est la phase d’apprentissage et de formation mi-déterministe, mi-contingente, de la personnalité propre, et unique, de chaque intelligence artificielle. Le premier chapitre glisse sans solution de continuité d’une description hard science des processus de création d’une telle IA forte, au sein de sa matrice informatique, à l’émergence de sa conscience de soi dans un cogito cartésien fondateur : « Qui se pose ces questions sur ce qu’ille pense et ce qu’ille voit ? Qui pense ça ? Moi. » (Non, ce n’est pas parce que l’on n’est même pas encore sûr d’exister que l’on échappe aux pronoms indéfinis épicènes…)
Du pur Egan, donc, technophile et profond, et finalement optimiste (si !). À lire ou relire.