[Critique commune à Dieu vous bénisse, monsieur Rosewater et Le Petit Déjeuner des champions.]
« Je trouve cruel qu’un gouvernement puisse laisser un bébé naître propriétaire d’une grosse partie du pays, tel que moi je suis né, et laisser un autre naître propriétaire de rien du tout. »
Telle est l’idée maîtresse de Dieu vous bénisse, monsieur Rosewater. Cette fable, douce et dingue, raconte l’histoire d’une incroyable somme d’argent : 87.472.033,61 dollars. Ce capital, colossal en 1964, fructifie depuis 1947 par les soins de la fondation Rosewater créée par la famille pour échapper au fisc et « autres prédateurs dont le nom n’était pas Rosewater ». La présidence de la fondation se transmet selon des règles monarchiques et permet au titulaire de toucher un salaire journalier de 10.000 dollars, ce qui reste colossal en 2014.
« Ne vous suicidez pas. Appelez la Fondation Rosewater. »
Eliot Rosewater, président de la fondation en 1964, pompier dans l’âme et alcoolique notoire, décide de profiter de cette situation pour aider ses semblables. Il s’installe dans les locaux de la fondation, y vit dans le plus grand dénuement en surveillant les deux lignes téléphoniques de son bureau : une pour être averti des incendies, une pour recevoir les appels à l’aide de ses concitoyens. Mais qui l’aidera à échapper au plan de Norman Mushari, avocat véreux décidé à capter tout ce qu’il peut de la fortune des Rosewater ? Kilgore Trout, prolifique auteur de science-fiction inconnu du public, saura-il lui donner les bons conseils ?
Souvent drôle, toujours tendre, Kurt Vonnegut cabotine sans retenue tout au long de ce délicieux conte moral qui ne manque jamais de lucidité et ferait bien d’être attentivement relu par les milliardaires du XXIe siècle.
Vonnegut utilise aussi très bien l’idée de continuité conceptuelle développée ailleurs par Frank Zappa : nombre de ses personnages se retrouvent d’un roman à l’autre. Kilgore Trout traverse quatre autres romans de Vonnegut, dont Abattoir 5 et Le Petit déjeuner des champions.
« Et l’écriture de ce récit est réalisée par une machine de viande en collaboration avec une machine faite de métal et de plastique. »
Le Petit déjeuner des champions retrace l’histoire menant à la rencontre dévastatrice et salutaire de trois émanations de Kurt Vonnegut. Dwayne Hoover, patron d’une concession Pontiac, perd lentement la tête en se noyant dans sa routine de gros propriétaire veuf à Midland City. Kilgore Trout, dont la centaine de romans de science-fiction a été caviardée de pornographie pour être diffusée en sex-shop, est invité par son seul admirateur (un certain… Eliot Rosewater) au Festival d’Art de Midland City. Le narrateur, Philboyd Studge, raconte le cheminement de ces deux zèbres comme s’il s’adressait à des extraterrestres, avec plein de petits dessins facilitant la compréhension des drôles de choses que l’on trouve sur la Terre. Le final, annoncé dès le début du récit, sera bien plus explosif que prévu.
Plus grinçant que Dieu vous bénisse..., Le Petit déjeuner des champions, paru en 1973, est un roman touffu qui tire dans tous les sens. Vonnegut persiste à y dénoncer les aberrations de la société américaine fondée sur l’exploitation de l’homme par l’homme tout comme sur un certain culte de la jouissance instantanée et de l’ignorance décomplexée. Il ne fait aucun doute que ces notions toucheront les Européens de 2014 à un endroit douloureux. Les huit années qui séparent les deux ouvrages furent riches en agitation et en bouleversements, mais Vonnegut s’attaque plus aux racines du mal qu’à des événements historiques qui ne changent pas vraiment la nature du problème : l’égoïsme et le manque de bonté dans le cœur humain.
Après une analyse attentive et documentée, il est évident qu’une nouvelle traduction de ces deux bijoux de la littérature américaine s’imposait. Les versions proposées par Gallmeister sont dans l’ensemble très fidèles. Cependant, comment résister à l’envie d’épingler M. Tonnerre, dont une relecture plus attentive de Dieu vous bénisse... lui aurait permis de détecter l’odieuse erreur de la page 88 (où les poils sont la différence entre la pornographie et l’art, pas entre la pornographie et la loi !), et surtout de remédier aux libertés prises sur la ponctuation et la mise en forme du texte (suppression des parenthèses, mélange incident des styles direct et indirect) qui ont pour effet d’embrouiller le phrasé pourtant limpide de Vonnegut.
Que cela ne décourage pas le lecteur d’apprécier à juste titre le travail de M. Tonnerre sur ces deux délicieux opus. Et puis, comme on dit : Vonnegut fait du bien ; Vonnegut, c’est le bien.