Roger ZELAZNY
DENOËL
512pp - 27,00 €
Critique parue en juillet 2011 dans Bifrost n° 63
Il y a fort à parier que quiconque ayant lu « La Route de Dilfar », brève nouvelle parue dans le « Livre d’or » consacré à Roger Zelazny, n’a pu oublier la fantastique et furieuse chevauchée du Colonel de l’Est, unique survivant de la bataille de Portaroy, surclassant un par un les héros ennemis pour porter à Dilfar la nouvelle de la défaite. En 1965, au détour d’une poignée de pages, Zelazny crée ainsi l’un de ses personnages les plus marquants, qui acquiert en quelques lignes une stature mythique que bien des héros de fantasy peinent à atteindre en une brochette de trilogies. Quatre nouvelles flamboyantes suivent alors, esquissant les premiers tableaux de la geste de Dilvish le Damné : dernier descendant d’une noblesse déchue pour s’être unie aux elfes, banni aux Enfers deux siècles durant pour s’être opposé à un puissant sorcier, échappé pourtant des abîmes en compagnie d’une mon-ture de ténèbres et d’acier, Dilvish ne s’accordera pas de repos avant d’avoir à nouveau libéré les peuples des terres de l’Est et obtenu réparation de ses tourments.
Mais en 1970, alors que paraît le premier volume des Princes d’Ambre, Zelazny semble se désintéresser de Dilvish. Celui-ci ne réapparaîtra qu’une dizaine d’années plus tard : six nouvelles et un roman — Terres changeantes — le voient alors reprendre sa quête de vengeance. Entre temps la plume de l’auteur a mûri, s’est affûtée, perdant toutefois les audaces formelles et poétiques qui donnaient au Damné son aura de légende : l’énigmatique héros a pris chair, son infernale monture s’est découvert le sens de l’humour et du cynisme. Dilvish, façonné par son aspiration au Bien et son obsession de vengeance, est devenu l’un des personnages les plus « humains » d’un auteur pourtant fasciné par la démesure du héros. Le changement de ton est sensible, mais la sword & sorcery regorge ici de trouvailles, d’idées qui font mouche — ah ! la magie selon Zelazny… — dans un genre trop souvent ronronnant, et malgré quelques textes mineurs, on se laisse volontiers entraîner, au fil des péripéties, jusqu’aux abords du Château Hors-du-Temps, ultime refuge du sorcier Jélérak… château soumis aux fluctuations de plus en plus cataclysmiques de l’immense pouvoir d’un Dieu Très Ancien au bord de la démence. L’hommage à Lovecraft, au-delà des savoureux clins d’œil qu’il autorise, permet à Zelazny d’offrir en conclusion des aventures de Dilvish une apothéose de fougue et de folie, et de livrer quelques morceaux de bravoure qui n’ont pas à rougir de la comparaison avec les meilleurs pages d’Ambre.
Du cycle de Dilvish le Damné, les lecteurs francophones n’avaient pu lire jusqu’à présent que trois nouvelles et un roman. Ce recueil en très grande partie inédit — pour ne pas dire complètement inédit, tant la nouvelle traduction de Michelle Charrier transfigure les textes déjà connus — répare enfin cette injustice, et permet notamment de (re)découvrir quelques magnifiques nouvelles et un roman de fantasy particulièrement réjouissant