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Les critiques de Bifrost

L'Échelle de Darwin

Gérard KLEIN
LIVRE DE POCHE
800pp - 9,10 €

Critique parue en juillet 2025 dans Bifrost n° 119

Ce billet traite des livres L'Échelle de Darwin et Les Enfants de Darwin. 

Dans les Alpes suisses, un ethnologue, Mitch, découvre trois corps congelés depuis des millénaires : si les parents sont néandertaliens, leur enfant nous ressemble beaucoup plus… De son côté, Kaye Lang, une généticienne américaine en Géorgie pour nouer des contacts commerciaux, découvre un charnier qui ne semble pas lié à la guerre ou à la révolution, mais où toutes les femmes sont enceintes. Une fois rentrée aux États-Unis, elle met en évidence que des rétrovirus endogènes — des résidus de rétrovirus, a priori morts, qui représentent une bonne partie de notre matériel génétique — se réveillent chez des femmes enceintes, et que ce n’est pas un phénomène isolé. Qui plus est, le mode de transmission détonne, puisqu’il se fait horizontalement — de l’homme à la femme — alors qu’habituellement les ERV (en anglais) se transmettent verticalement. Les femmes font alors une fausse couche au bout de quelques semaines, mais elles retombent enceintes, sans qu’une relation sexuelle soit nécessaire…

Ainsi commence L’Échelle de Darwin, roman qu’on rangera bien évidemment dans la catégorie hard science, à l’instar de bon nombre de romans de Bear, mais qui utilise ici comme moteur de spéculation scientifique la biologie et la génétique. Matières que Bear a visiblement énormément travaillées, et qu’il retransmet de manière claire, même s’il faut s’accrocher pour suivre toutes les implications des découvertes qui émaillent régulièrement les pages. Avoir des bases en biologie est sans doute nécessaire pour savourer pleinement le livre, aussi conseillera-t-on aux lecteurs novices dans ces domaines de lire le petit précis qui suit le roman, et de revenir régulièrement au glossaire en clôture d’ouvrage. Au passage, on saluera l’énorme travail accompli par le traducteur, Jean-Daniel Brèque, pour rendre en français tous ces termes et connaissances scientifiques.

Au cœur de ce roman, il y a bien évidemment la théorie de l’évolution telle que formulée par Darwin, à savoir que l’évolution se fait par des changements graduels, aléatoires, transmis par l’hérédité et selon la sélection naturelle. Bear en prend ici avec malice le contre-pied, puisqu’on passe à une transmission horizontale, qui ne semble pas spécialement liée à la sélection naturelle, et surtout parce que cette évolution s’opère de façon brutale. Car oui, bien sûr, toutes ces femmes enceintes vont accoucher un jour d’enfants qui seront fatalement différents de nous…

Le vertige scientifique que propose Bear, avec cette évolution qui tient davantage de la révolution, met bien évidemment aux prises les différents courants de la discipline : les conservateurs vont ainsi s’opposer à celles et ceux qui, parmi les biologistes et généticiens, ana- lysent les développements avec rigueur, sceptiques sur ce qu’ils découvrent, mais sans les œillères liées à l’histoire qui les empêcheraient de se rendre compte que, oui, peut-être, certaines théories sont faites pour être contredites. Bear excelle à mettre en scène ces disputes scientifiques d’autant plus âpres que SHEVA, le petit nom donné au rétrovirus responsable de ces bouleversements, ressemble beaucoup au début à une pandémie qui cristallise les solutions radicales prônées par certains. En 1999, date de parution du roman, le drame du sida n’est pas très loin, et Bear y fait régulièrement référence, en particulier dans la récupération par la classe politique des événements. Sans oublier de tacler les alliances de circonstance entre pouvoir politique et intérêts économiques (en l’espèce, ceux des groupes pharmaceutiques alléchés par les gains potentiels liés à la découverte de vaccins). Enfin, on ne saurait finir cette recension sans évoquer la religion, puisque SHEVA va forcément bousculer les croyances, sur la perpé- tuation de l’espèce et/ou le péché originel : on parle après tout de femmes qui vont accoucher sans avoir de relations sexuelles…

Roman décidément passionnant de bout en bout, d’une très grande richesse, et renouvelant avec brio le sense of wonder dans une direction inattendue, L’Échelle de Darwin obtint un très mérité prix Nebula.

Quatre ans plus tard, le romancier proposera une suite, Les Enfants de Darwin, qui se déroule quelques années après l’avènement de SHEVA (douze, quinze et dix-huit ans plus tard). Lesdits enfants, dont on ignorait à la fin de L’Échelle… s’ils allaient rester viables, le sont bel et bien, mais leur survenue a profondément bouleversé la société américaine, qui a voulu les surveiller et pour ce faire tente de les envoyer dans des centres adaptés — rien d’autre que des camps de concentration. Kaye et Mitch sont eux-mêmes concernés, puisqu’ils ont eu une fille qu’ils élèvent en cachette. Du jour où une épidémie se répand brusquement parmi les shevites et en tue des centaines, sans que l’on sache la circonscrire ni même comprendre son origine, c’est reparti pour la gestion de crise ; les enfants qui ont échappé aux centres sont traqués pour y être envoyés. Dans ce deuxième tome, le vertige scientifique n’est plus le même, Bear propose bien quelques nouveaux concepts, mais on sent que l’intérêt est ailleurs, les prolongements sont davantage orientés sur des problématiques de morale liées à l’accueil et au rejet des shevites, et de développement des relations humaines (les dèmes, des cercles de géométrie variable se rapprochant de la cellule familiale habituelle créés par les shévites). La narration est plus éclatée, l’ambiance est nettement moins optimiste que dans le premier livre, et on y trouve même des épisodes aux antipodes de la rigueur scientifique initiale, comme cette expérience d’épiphanie personnelle vécue à plusieurs reprises par Kaye. Sans atteindre l’excellence de L’Échelle de Darwin, Les Enfants… propose ainsi un prolongement solide, plus humain, et tout aussi intéressant.

 

Bruno PARA

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