Dernier opus à paraître dans la défunte collection « Interstices », le très bon Discipline est injustement passé inaperçu. La faute à une mise en place famélique qui fait parfois douter de l’existence même du roman. Pourtant, Discipline existe, et c’est un sacré texte, dont il était nécessaire de parler dans Bifrost. De l’auteur, on ne sait presque rien. Paco Ahlgren a travaillé comme analyste financier pendant seize ans. Il a développé tout seul comme un grand un système informatique qui lui a rapporté beaucoup, beaucoup, beaucoup d’argent. De fait, il a beaucoup, beaucoup, beaucoup bu, fait la fête, pris toutes sortes de drogues et beaucoup, beaucoup, beaucoup réfléchi sur la nature de la réalité, la mécanique quantique, la perception humaine et… les échecs. Discipline pourrait présenter le résultat doux-amer de ces réflexions, mais cet étonnant roman est bien plus que cela. On y suit le parcours de Douglas Cole, jeune Texan a priori sans histoire dont la vie, la déchéance et — peut-être — la rédemption ne sont pas sans rappeler l’excellent Mémoire des ténèbres, de Jerry Stahl. A ce titre, autant le savoir d’emblée, certaines pages sont limite soutenables, mais on aurait tort de réduire Discipline à cela, tant il plaira aux amateurs de SF intelligente, humaine et intrigante. Car Douglas Cole a un secret. Douloureux et bien gardé. Il est poursuivi par une sorte de spectre aussi brutal qu’affreux, dont il peine à admettre l’existence. Mais avant, il y a sa vie d’étudiant à Austin. Fêtard, brillant, qui lance un modèle informatique d’analyse financière et qui — vite, trop vite — gagne beaucoup d’argent, Douglas tombe amoureux d’Elizabeth et croit au bonheur, mais sa rencontre avec la came, puis sa ruine, briseront sa vie. En parallèle, avant la descente aux enfers, on découvre sa passion pour les échecs. Douglas est un habitué d’un café où les amateurs de la ville se rencontrent quotidiennement. On y croise tout et n’importe quoi, du clodo génial au Russe froid et mauvais perdant. Là, il côtoie également Jack Alexander, un ami de son père décédé qui semble veiller sur lui, et Jefferson, un vieil homme au charme étrange, imbattable aux échecs et qui parle par énigmes.
On le voit, ça fait beaucoup. Mais la densité du roman ne doit pas effrayer. D’abord parce que tout s’enchaîne intelligemment et que les mystères (qui trouveront une explication à la fin) pimentent agréablement l’ensemble, ensuite parce que l’auteur sait écrire et faire exister ses personnages. Bilan, un texte à la fois vivant et prenant, souvent passionnant, parfois foutraque, mais bien imbriqué et millimétré. Les lecteurs de SF aguerris risquent certes de flairer la pirouette finale, mais elle relève plus du clin d’œil que de l’ossature même du roman. L’intérêt ne tient pas qu’à ça, mais à l’extraordinaire aventure d’un jeune homme qui finit par se trouver après avoir vécu l’enfer au sens le plus littéral. Pour un premier roman, Discipline impressionne par sa maturité et son intelligence. Souhaitons que l’aventure éditoriale francophone de Paco Ahlgren ne s’arrête pas là.