William GIBSON
PUTNAM
Critique parue en octobre 2019 dans Bifrost n° 96
Une part non négligeable des écrits de Gibson est constituée d’articles, de préfaces, de conférences ou de posts d’un blog aujourd’hui disparu ;Distrust That Particular Flavor (titre qu’on pourrait traduire par « Ne faites pas confiance à cette saveur particulière ») rassemble vingt-cinq d’entre eux. Se sentant plus auteur de fictions que d’essais, Gibson reconnaît dans la préface la gêne certaine que lui pose l’exercice. Une gêne à même de devenir un atout : le romancier aborde ainsi l’écriture d’essais avec les outils de la fiction. Voilà qui donne une tonalité toute particulière à ce recueil, qui permet d’en apprendre davantage aussi sur l’auteur de Neuromancien. Chaque article s’accompagne d’une brève remise en perspective par le Gibson de 2012.
« L’idée d’une autobiographie directe, sans filtre, me mettait encore plus à mal à l’aise. » Raison pour laquelle la présence de « Since 1948 », ce post de blog de novembre 2002, régulièrement cité par Gary Westfahl dans son article biographique proposé plus haut dans nos pages, est d’autant plus précieuse. Rétif à l’exercice, Gibson se montre pourtant facilement disert quand il s’agit de parler de lui-même : dans « My Obsession », il évoque ainsi longuement sa découverte d’eBay et sa passion pour les montres ; d’autres articles sont l’occasion de raconter ses voyages, tel « Disneyland with the Death Penalty » relatant une excursion peu enthousiasmante à Singapour, ou « Shiny Balls of Muds », curieuse incursion japonaise. Gibson parle parfois de ses œuvres : un discours pour la Book Expo de New York nous apprend la genèse d’Histoire Zéro, « William Gibson’s Filmless Festival », sous prétexte de parler de films tournés en numérique, permet d’entrapercevoir le Kubrick de Garage, proto-personnage qui trouvera sa place dans Identification des schémas ; « Johnny: Notes on a Process » raconte de façon désillusionnée la genèse du film Johnny Mnemonic. Tout cela, sans jamais céder pour autant à une ostentatoire mise en scène de soi : l’auteur de Neuromancien y apparaît comme un homme normal – chose que confirment les articles sur ses goûts musicaux (Steely Dan) ou cinématographiques (Takeshi Kitano) – quoique doté d’une intuition unique.
Si Gibson confirme son peu d’attrait pour les nouvelles technologies, surtout lorsqu’on lui demande de parler d’ordinateurs, un sujet qui, en dépit de l’impression laissée par la « trilogie Neuromantique », ne le passionne guère, cela ne l’empêche pas de faire preuve d’une forme de prescience : dans « Rocket Radio », article paru dans Rolling Stones au sujet de l’écoute/la consommation de musique, il emploie le terme de « Net » (« réseau ») pour désigner l’ensemble des moyens de communication d’avant l’internet. On le voit également s’interroger avec pertinence sur la question du cyborg et de la réalité augmentée au fil des âges (« Googling the Cyborg ») ou sur l’hyper-modernité du Japon (« Modern Boys and Mobile Girls »).
Si Distrust That Particular Flavor intéressera surtout les fans hardcore (et anglophones) de l’auteur de Neuromancien , les autres lecteurs auraient tort de se priver d’y jeter un coup d’œil, tant le Gibson essayiste s’y montre intéressant, pertinent et plaisant à lire.