Cher Monsieur Esménard,
C’est avec une émotion toute particulière que je tenais à vous féliciter pour ce nouveau Stephen King. Amateur de longue date du maître de l’horreur, j’attendais avec impatience, comme beaucoup, cette suite donnée à Shining, trente-six ans après la chute de l’hôtel Overlook. J’ai donc couru l’acheter et n’ai pu le lâcher qu’une fois décortiqué dans tous les sens.
Vous avez beau ne pas être près de moi, je vous imagine sourire… Dubitatif ? On vous l’a sans doute déjà dit : passée la satisfaction de retrouver Danny Torrance, le jeune héros de Shining, et de découvrir ce qui lui est arrivé après avoir échappé à son père dipsomane, il ne se passe pas grand-chose de bien original. Danny sombre dans l’éthylisme avant de trouver la rédemption par le travail et une stricte assiduité aux réunions des Alcooliques Anonymes. Le fils doit faire face au même démon que son père, et résister à l’appel du côté obscur pour devenir le maître d’une jeune apprentie, Abra, chez qui le Don se révèle très puissant. Si puissant qu’elle devient la proie du « True Knot », troupe nomade de vampires psychiques prêts à tout pour se nourrir de sa « vapeur », figuration gazeuse de l’âme, d’autant plus nourrissante qu’elle est riche en Don.
King a favorisé avec brio un thème qui lui est cher : la sobriété. Dommage qu’il n’ait pas insisté sur celui des maisons de retraite : il n’effleure que la surface d’un problème qui lui aurait permis de terrifier ses lecteurs comme au bon vieux temps. Docteur Sleep, même en restant sympathique, apporte peu à l’Œuvre. La seule réelle surprise vient d’une écriture râpeuse comme jamais, truffée d’expressions incohérentes ; bref, d’un style ne correspondant pas à ce qu’on connaît de King dans la langue de Molière, ni dans celle de Shakespeare. C’est ce qui m’a mis la puce à l’oreille. Vous avez réalisé une véritable prouesse. Vous êtes fort, Monsieur Esménard. Très fort.
Reconstitution : le nouveau King arrive dans vos locaux, rue Huyghens. Verdict : sympa, mais pas terrible. Très en dessous de 22/11/63. Souci : il vient pour la première fois en France faire sa promotion ; si les fans ne s’y retrouvent pas, tout est foutu. Et là, vous avez l’idée de génie : rappeler Nadine Gassie aux affaires et lui laisser carte blanche.
Quelle astucieuse stratégie qui ne risque pas de réveiller un grand public acquis aux vacuités stylistiques d’un Werber ou d’un Chattam ! Il ne doit pas être facile de saboter le style fluide de King, qui sait créer l’illusion d’être là, avec vous au coin du feu, par une nuit sombre ; pas facile de rendre grotesques ses personnages si finement ciselés qu’on peine à croire qu’ils sont fictifs ; pas facile de faire taire cette voix qui nous raconte le quotidien de l’Amérique depuis plus de trente ans.
Vous sauvez ainsi les aficionados de la déception en recentrant le débat sur la piètre qualité de la traduction. Nous avons donc joué à Où est cachée Nadine ? et je ne peux résister à l’envie de partager avec vous quelques truculences choisies.
Passons le « True Knot » transformé en un navrant « Nœud vrai ». Nadine a su rendre ses méchants plus sordides que ceux de King en les adaptant aux clichés franchouillards sur les Gens du voyage — qui parlent forcément le langage peu châtié des parias malfaisants. C’est à la mode, ça tombe bien.
Après 169 pages à m’érafler les yeux, j’ai eu droit à une épiphanie. Bérurier est toujours vivant ! Il travaille dans un hospice au fin fond de Belleville du New Hampshire : « Qui c’est qu’a clamecé et qui t’as foutu sur les endosses ? » pour le plus naturel « Who died and left you in charge ? » (« Qui est mort et t’a laissé te débrouiller seul ? »). Madame Gassie n’utilise pas que son fabuleux sens de l’exportation idiomatique, elle dénature aussi à merveille les registres de langage. Ainsi, page 240, « He fooled you, Brad. » (« Il t’a trompé, Brad. ») devient « Il t’a entubé, Brad ». Les deux procédés peuvent être maniés conjointement pour doubler l’effet comique. Prenez « But give me another kiss first. Maybe a little of that educated tongue, for good measure » (« Mais donne-moi d’abord un autre baiser. Et peut-être un peu de cette langue experte, pour faire bonne mesure. » - p. 355). En croisant les effluves (et en rajoutant un peu n’importe quoi), elle obtient : « Mais fais-moi encore un bécot avant de partir. Une bonne grosse galoche, tiens avec cette belle langue sucrée que tu as. » Combo ! Avec Nadine Gassie, c’est tout de suite plus sexy. Surtout quand les filles de treize ans « mouillent leur culotte pour les mêmes chanteurs » au lieu de « couiner » (« All of them (...) moan over the same band. » - p. 379).
Je pourrais vous en noircir des pages entières, votre « traductrice » étant capable de tout, même d’inventer le verbe « cradosser » pour rendre « make the mess » (« mettre la pagaille ») un peu plus pittoresque.
Madame Gassie a bien rempli la mission que vous lui avez confiée. Vous pouvez maintenant la renvoyer chez Harlequin.
Vôtre,