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Les critiques de Bifrost

Dolores Clairborne

Stephen KING
POCKET
6,10 €

Critique parue en octobre 2015 dans Bifrost n° 80

Vingt-trois ans après sa sortie, Dolores Claiborne fait figure de chef-d’œuvre méconnu dans le corpus kingien. Il s’agit pourtant de l’un de ces romans que l’on conseillerait à ceux qui n’ont jamais lu King, mais s’en font une idée fausse sur la base de quelques films, pour leur montrer qu’il y a chez lui, au-delà des monstres et de l’hémoglobine, une vraie générosité, une empathie pour les sans-grade et les paumés, ainsi qu’un regard lucide sur la nature humaine. On regrette tout autant que l’adaptation qu’en fit Taylor Hackford en 1995 avec Kathy Bates dans le rôle-titre n’ait pas connu davantage de succès, malgré l’intelligence avec laquelle elle bousculait la structure du roman pour mieux en restituer l’esprit.

Dolores Claiborne, femme de ménage d’une soixantaine d’années, est soupçonnée du meurtre de Vera Donovan, son employeuse de longue date. Dolores nie toute responsabilité dans l’accident. Mais si elle se présente à la police, c’est pour confesser un autre meurtre qui lui pèse sur la conscience. La voici prête à raconter pourquoi, vingt-neuf ans plus tôt, elle a assassiné son mari au cours d’une éclipse solaire.

Dédié à la propre mère de King, Dolores Claiborne forme avec Jessie et Rose Madder une informelle « trilogie féminine », voire féministe. Si les trois romans sont liés par leurs thématiques (violence conjugale, inceste), Jessie et Dolores Claiborne présentent en outre une construction similaire (huis-clos, flashbacks, unité de lieu) et se rejoignent le temps d’une scène : le jour de cette éclipse de 1963 qui marque un tournant dans la vie des deux femmes, chacune a une vision de l’autre, qu’elle ne connaît pourtant pas.

Dolores Claiborne est cependant le plus abouti, mais aussi le plus poignant des trois. Contrairement à Rose ou à Jessie, plus passives, Dolores est un personnage qui prend les choses en main dès lors qu’il s’agit de protéger ses proches. Si les deux autres héroïnes sont blessées d’avoir subi ou laissé faire, Dolores est meurtrie d’avoir agi. Elle en a payé le prix depuis mais n’a jamais regretté ses actes.

Le roman se présente comme un brillant exercice de style, confession à la première personne qui donne à entendre la voix de Dolores avec son franc-parler, son langage de charretier, ses reparties cinglantes. La voix d’une femme que la vie a endurcie, qui a appris à rendre les coups et découvert que c’est parfois en voulant aider les siens qu’on les perd. Sans doute l’un des plus beaux portraits de femme de l’œuvre de Stephen King. Dolores sonne juste tout du long, dans sa volonté d’offrir à ses enfants une vie meilleure que la sienne comme dans la singulière affection qui l’unit à son dragon d’employeuse, parce qu’elles ont traversé les épreuves ensemble et ne peuvent compter que l’une sur l’autre. Loin des sempiternels clichés sur le « maître de l’horreur », Dolores Claiborne rappelle la place unique de Stephen King dans le paysage littéraire contemporain : un très grand écrivain, tout simplement.

Mélanie FAZI

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