[Critique commune à Dons, Voix et Pouvoirs.]
Ces dernières années, délaissant — pour un temps ? — ses incontournables cycles de Terremer et de l’Ekumen, Ursula K. Le Guin a livré une nouvelle trilogie de fantasy avec Chronique des Rivages de l’Ouest, composée de Dons (Pen/USA Award 2005), Voix et Pouvoirs (prix Nebula 2008) ; ce qui fait tout de même une belle brochette de récompenses, a fortiori si l’on y rajoute le prix Locus ô combien mérité remporté par l’excellentissime Lavinia, paru en début d’année chez le même éditeur. Pour ceux qui en douteraient, il semblerait donc que l’auteur de La Main gauche de la nuit a encore bien des choses à nous dire…
Chronique des Rivages de l’Ouest, à l’origine, a été vendue comme une série de littérature « jeunesse » ; ce que traduisent assez ces abominables couvertures flashouilles (et par ailleurs mensongères) et, au dos, la mention « Pour tous lecteurs à partir de 14 ans ». On notera cependant, outre cet âge relativement élevé (nous sommes donc plutôt dans la catégorie « young adult »), que l’Atalante a choisi de ne pas insister sur cette dimension « jeunesse », et de publier ces trois volumes dans la collection « La Dentelle du cygne » ; ce qui apparaît particulièrement justifié à leur lecture, tant on peut légitimement se demander s’ils sauront séduire un jeune public : certes, les récits sont focalisés sur le parcours initiatique de trois adolescents (les romans peuvent d’ailleurs se lire indépendamment les uns des autres, même si le « héros » du premier joue un rôle non négligeable dans les deux suivants), mais le ton très contemplatif et sérieux de l’ensemble, ainsi que l’absence quasi totale « d’action » au sens le plus vif du terme (le mot « chronique » renvoyant ici à la biographie et à la micro-histoire, celle du quotidien, et non aux beaux gestes des cycles épiques), en réserveront sans doute la lecture à un public peut-être plus âgé, finalement, que celui de la trilogie originale de Terremer, déjà bâtie sur un moule assez semblable. Pas dit que les plus jeunes s’y retrouvent, donc. Ce qui est certain, c’est que les adultes auraient bien tort de s’abstenir de lire cette série en se basant sur cette seule catégorisation, car Ursula Le Guin, tout en se pliant à sa manière aux contraintes de l’exercice « jeunesse », prend bien soin de ne jamais rabaisser son lecteur, mais au contraire de l’élever en l’amenant à réfléchir de lui-même sur des sujets graves et sérieux dont l’actualité ne saurait faire de doute ; tendance qui se dessine de plus en plus nettement au fil du cycle, jusqu’à culminer avec la réflexion politique et éthique de Pouvoirs, qui s’inscrit dans la droite lignée des Dépossédés et de Quatre chemins de pardon (pas ce que l’auteur a produit de pire, donc…).
Les Rivages de l’Ouest ne sont véritablement décrits qu’en creux, quand bien même chaque roman se voit précédé d’une ou plusieurs cartes. On ne saurait donc se livrer à une présentation globale, comme pour Terremer. Notons juste que cet univers de fantasy est passablement réaliste : pas de bestioles étranges ici (à une exception près, assez anecdotique), et le surnaturel n’y intervient que très rarement (ce qui, là encore, rebutera peut-être les plus jeunes lecteurs), généralement sous la forme de « dons » ou « pouvoirs » de nature plus ou moins magique ou spirituelle, dont bénéficient — ou souffrent — les principaux protagonistes du récit.
L’essentiel de l’action de Dons se concentre dans les collines des Entre-Terres. Là vivent des fermiers, qui sont tous autant de sorciers, ayant hérité de leur lignage un « don » particulier. Orrec dispose ainsi du pouvoir de destruction : il peut « défaire » tout et n’importe quoi, y compris le vivant. Un pouvoir qui le terrifie au point qu’il a choisi de ne pas en faire usage en se « mutilant » : il s’est « aveuglé » à l’aide d’un bandeau sur les yeux. Car il est réputé avoir l’Œil sauvage, et peut-être bien l’Œil fort… Ce court roman nous rapporte ainsi les souvenirs d’Orrec, de sa plus tendre enfance à ce que l’on appellera son « émancipation », si ce n’est l’âge adulte. On le suit donc dans ses jeux innocents avec son amie Gry, et dans sa vie de famille avec ses parents Canoc et Melle, la citadine enlevée il y a bien longtemps. Car les fermiers se révèlent parfois pillards, et leur vie, déjà passablement rude, est faite de tensions régulières, débouchant parfois sur des guerres privées. Les chefs de clans, les « brantors », négocient ainsi des alliances et des mariages de raison, et leurs domaines sont autant de petits fiefs sans suzerain supérieur. Les Entre-Terres connaissent une forme d’anarchie continuelle, dont les habitants se satisfont la plupart du temps, mais qui peut avoir des conséquences cruelles. Ursula Le Guin, dans ce court roman, se montre toujours aussi douée pour inventer et décrire par le menu des sociétés complexes et crédibles. Un cadre de choix pour développer une thématique initiatique passionnante, où domine la question du libre-arbitre, fondamentale pour l’ensemble du cycle. Et on y retrouve tout ce qui a toujours fait le talent de l’auteur, son sens du détail, sa pertinence anthropologique, sa subtilité dans l’émotion, son talent pour la caractérisation des personnages… et une certaine atmosphère indéfinissable, bucolique et sauvage, particulièrement réussie.
Voix adopte pour sa part un cadre urbain, la cité portuaire d’Ansul, et laisse la première place à une jeune fille, Némar. Ansul était autrefois réputée pour sa bibliothèque et son université. Mais tout cela a changé avec la conquête de la ville par les Alds, adorateurs du dieu ardent et unique Atth, qui n’ont que mépris pour les femmes, et, surtout, voient dans les livres l’œuvre des démons. Après avoir pris la ville, ils ont anéanti la bibliothèque et instauré un régime de terreur. La résistance n’est guère que symbolique ; il s’en trouve quelques-uns pour sauver des livres, et les amener à Galvamand, la Maison de l’Oracle, où ils savent qu’ils seront en sécurité. Car Galvamand possède une bibliothèque secrète, et Némar sait tracer dans l’air les lettres qui ouvrent la porte de cette caverne au trésor. Mais si les Alds méprisent les livres, ils raffolent des poètes ; aussi accueillent-ils chaleureusement le célèbre Orrec Caspro. Le Gand des Alds attend du poète qu’il récite pour lui les chants guerriers de son peuple, mais les habitants d’Ansul n’ont aux lèvres qu’un poème de la composition même d’Orrec, qui a nom « Liberté »… Sorte de Fahrenheit 451 transposé dans un univers de fantasy, Voix est un vibrant réquisitoire contre les intégrismes les plus obscurantistes. Mais, contexte oblige, on avouera qu’il paraît cibler tout particulièrement les tendances les plus radicales de l’islamisme, et en premier lieu celui des Talibans. La révolution libératrice ayant en outre, plus ou moins, un déclencheur extérieur, il est difficile de ne pas faire le lien avec l’actualité. Avec tout autre auteur qu’Ursula K. Le Guin, cela aurait pu sentir passablement mauvais… Mais nul excès de manichéisme n’est à craindre dans ce livre d’une profonde humanité et d’une grande justesse, riche en belles et complexes figures. L’identification avec les personnages est quasi instantanée, et, si le récit n’est finalement guère épique en dépit de son contexte révolutionnaire, on se prend néanmoins d’enthousiasme pour la cause des Ansuliens, leurs subtils débats politiques quant aux fins et aux moyens, et, par-dessus tout, pour ces personnages si humains, avec leurs faiblesses…
Pouvoirs, enfin, prolonge et achève ces réflexions sur la liberté, l’identité, le savoir, et les relations complexes que ces notions entretiennent. Le narrateur est cette fois Gavir, un jeune esclave de la Cité-Etat d’Etra, qui n’a jamais véritablement connu la liberté — il a été enlevé tout enfant — et se contente dès lors volontiers du statu quo. Mais de graves événements surviennent, qui vont amener l’enfant des Marais, doté d’une mémoire prodigieuse et de facultés prophétiques, à fuir ses maîtres et à faire le difficile apprentissage de la liberté, en même temps qu’il cherchera à définir son identité. Long et douloureux périple — tenant de l’exode ou de la diaspora —, qui l’amènera à croiser nombre de personnages hauts en couleurs, dont un charismatique émule de Spartacus et de Robin des Bois, et à remettre en question tout ce qu’il croyait savoir ; car la réalité et l’apparence ne font pas toujours bon ménage, et la liberté, la vraie liberté, n’est pas chose si répandue de par les Rivages de l’Ouest. Bien plus long que les deux romans précédents, Pouvoirs est tout aussi réussi, et en reproduit les qualités. On notera cependant que c’est, des trois volumes, celui dont la dimension « initiatique » est la plus affichée, et donc — paradoxalement ? — celui dont les traits « jeunesse » sont les plus sensibles, ce qui ne nuit en rien à l’intérêt du livre, toujours aussi juste et profond ; mais on ne peut s’empêcher de penser, à la lecture de cet ultime volume, aux Dépossédés et à Quatre chemins de pardon, et on reconnaîtra que, malgré son prix Nebula, Pouvoirs, qui en est un prolongement « allégé », pourrait-on dire, ne soutient pas la comparaison, sans être déshonorant pour autant.
Quoi qu’il en soit, avec Chronique des Rivages de l’Ouest, Ursula K. Le Guin livre à nouveau une brillante trilogie riche de son intelligence coutumière, et les amateurs de la dame ne seront certainement pas déçus du voyage. Chaque volume, pris indépendamment, est du plus grand intérêt, et, si l’on n’osera pas dire que l’on y atteint les sommets des meilleurs volumes de l’Ekumen ou de Lavinia — c’est que la barre est placée très haut —, on passe néanmoins à chaque fois un excellent moment dans cet univers « réaliste », propice à la réflexion éthique et politique. Dons, Voix et Pouvoirs sont donc à recommander, au-delà des considérations d’âge, à tous ceux qui apprécient la fantasy subtile et intelligente, bien loin des clichés de la big commercial fantasy lobotomisante et sans âme.