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Les critiques de Bifrost

Dragon

Dragon

Thomas DAY
LE BÉLIAL'
160pp - 8,90 €

Bifrost n° 100

Critique parue en octobre 2020 dans Bifrost n° 100

Dans Dragon, le cœur des ténèbres ne se situe pas tant au fond de la forêt qu’au détour d’une rue crasseuse de la jungle urbaine…

À Bangkok, transformé par la montée des eaux, sévit une forme particulière de maladie tropicale : la maladie de l’amour dégénéré, abject, qui pousse certains visiteurs occidentaux, ainsi que des autochtones, à posséder charnellement des petits enfants. Au-delà de la prostitution des mineurs, la facilité d’accès au sexe tarifée reste un argument touristique majeur, un produit d’appel pour un pays tout juste sorti d’une forte période d’instabilité politique qui a cruellement besoin de devises étrangères pour relancer son économie. C’est donc tout un pan interlope de la société qui prospère avec ce trafic, dans lequel baignent certes quelques ordures finies, mais aussi une faune tristement ordinaire sous le regard plus ou moins complaisant des autorités. Jusqu’à ce qu’un grain de sable vienne gripper la machine bien huilée du vice : une fusillade éclate dans un boxon temporaire, laissant personnel et clients pédophiles sur le carreau. Le tireur a signé son geste d’une carte siglée d’un dragon tribal. L’enquête est confiée à Tannhäuser Ruedpokanon, qui, sans connaître le milieu, en est familier. Les ordres du chef de la police sont transparents : tout doit être mis en œuvre pour neutraliser rapidement ce serial killer en puissance avant que l’affaire ne s’ébruite et que les médias s’en emparent, au risque de tarir la manne que représente le tourisme…

À ce point-là, le déroulement de l’enquête, non seulement perd le nord, mais casse la boussole. Une telle perdition, qui reflète celle des protagonistes, est voulue. Elle est le sésame d’un récit labyrinthique, à la structure décousue, qui n’a de cesse de brouiller les pistes autour des figures du bien et du mal. Au lecteur de mettre les pièces à la bonne place pour reconstituer le puzzle et lui trouver un sens. Outre qu’il est plutôt ludique, ce désordre organisé participe d’une méthode qui consiste précisément à nous faire mieux accepter les ficelles, les déséquilibres et les raccourcis parfois abrupts d’un texte auquel on ne peut en définitive assigner aucun genre – polar, anticipation, fantastique ou encore fable – ou qui relève de tous. À l’image de son couple d’antihéros, l’enquêteur et le bourreau, le pédé et le pédophile, que des failles intimes et des désirs informulés poussent à rechercher, dans l’obscurité d’une grotte, qui un idéal (mais lequel ?), qui la rédemption. Des vengeurs, probablement. Des humains, pas si sûr…

Le livre est le fruit d’une relation très forte nouée entre Thomas Day et le continent asiatique. Ce rapport privilégié, nourri par les expériences de la vie, confère à sa plume, quand elle évoque cette région du monde, une qualité immédiatement immersive. Toujours incisive, voire brutale, mais en même temps moins provocatrice et plus clinique, elle adopte par moments – lorsqu’il aborde les questions du désir sexuel pour les enfants, de la puissance des pulsions, du transhumanisme, de la corruption morale et matérielle, du droit à la justice ou à se faire justice – une distance quasi-documentaire à la crudité insoutenable. Thomas Day a mûri, s’est assagi mais n’a rien perdu de sa capacité d’évocation. Porté par une saine révolte, il livre avec ce texte intense, organique, poisseux, une de ses descentes aux enfers les plus abouties.

Sam LERMITE

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