Fabrice COLIN
J'AI LU
450pp - 18,00 €
Critique parue en janvier 2003 dans Bifrost n° 29
Après avoir publié l'essentiel de son œuvre dans les collections dirigées par Stéphane Marsan, successivement chez Mnémos et Bragelonne, Fabrice Colin commence à s'émanciper, peu à peu, professionnalisme oblige, en diversifiant sa production — deux ouvrages pour la jeunesse publiés, trois autres à paraître — et surtout en allant frapper à d'autres portes. C'est ainsi qu'on l'avait vu faire son apparition à l'Atalante avec Or not to be, il y a un an, puis au Bélial' avec l'iconoclaste Atomic Bomb, écrit en collaboration avec son complice David Calvo.
Le voici désormais chez J'ai Lu, d'abord pour la réédition de son « back catalogue », à commencer par Winterheim, puis pour Dreamericana dans la collection « Millénaires ».
Tout démarre sous le signe de l'uchronie, sur un mode puzzle, autour d'Hades Shufflin, célèbre écrivain de S-F dont le prochain roman à paraître, accessoirement le vingt-et-unième volet du cycle « d'Antiterra », doit être porté à l'écran par Stanley Kubrick… après A.I. ! Seulement voilà… Shufflin est en panne d'inspiration et, plus largement, en crise. Et nous sommes conviés à le rencontrer, au long d'une multitude de fragments divers : approches biographiques, interviews, articles de journaux, extraits de précédents romans, croquis, etc. Structure éclatée, donc, conférant à l'ouvrage une aura de mystère, puisqu'on y avance à petits pas et dans le désordre chronologique, ainsi qu'un dynamisme et un pouvoir de séduction certains. On se laisse prendre au jeu des bonds dans le passé, on goûte la conception de Shufflin de la littérature, sa relation avec le réalisateur de Dr Folamour, 2001 : l'Odyssée de l'espace et Orange mécanique, ses problèmes affectifs ou ses frasques sexuelles.
Dreamericana est de ce point de vue-là passionnant. Car tout « percute ». Pas vraiment de temps morts même si on se demande à l'occasion comment Colin va parvenir à nouer les fils de son intrigue et du même coup retomber sur ses pattes. Le propos est constamment intéressant, les personnages vrais et touchants — certaines scènes sont franchement émouvantes —, l'écriture belle sans jamais sombrer dans la préciosité ou la mièvrerie. L'équilibre est maintenu.
Mais au bout de cent cinquante pages, Colin en termine avec le patchwork pour nous proposer à la place et d'une seule traite… « Dreamericana »… le roman qu'Hades Shufflin a fini par écrire et publier. Un roman d'espionnage, steampunk pur jus, racontant les aventures du héros, Erik Suncliff, censé sauver la planète en « arbitrant » le conflit opposant les Voyageurs aux Gardiens. Entendez par Voyageurs : lointains descendants des humains remontant le temps afin de percer les secrets de la création… et par Gardiens : entités détenant lesdits secrets et chargées de les protéger… « capables d'accélérer ou de décélérer le cours du temps ».
Là encore, tout fonctionne parfaitement, souvent au troisième degré, le pastiche n'étant jamais loin. Les personnages sont attachants, je pense particulièrement au majordome sioux Takoda et à son chien parlant, Script, et l'on assiste à nombre de scènes tordantes.
Seulement, c'est un peu finalement comme s'il y avait deux livres sous une même couverture : un premier, éclaté, sur l'acte créatif ; un second, linéaire, sur le produit de cet acte. Et du coup, il y a rupture. Au niveau du ton et de l'intensité. Une rupture qui m'a quelque peu perturbé. Et me fait penser que je suis peut-être passé à côté de la clé du livre, laquelle m'aurait fait dire : « Bon sang, mais c'est bien sûr ! »
On aura beau jeu de faire remarquer que Fabrice Colin, conscient du côté ambitieux de son projet et du risque de désappointement du lecteur, a adroitement laissé traîner les phrases suivantes : « Je crois que les critiques passent à côté d'un aspect essentiel des romans, qui est justement son côté pararéel. Où sommes-nous ? La théorie des mondes infinis rend tous les vertiges possibles. »
D'accord. Mais j'aurais néanmoins tendance à dire, à la fois, que Colin s'est frotté à un sujet costaud, qui lui a fait écrire de très belles pages — au demeurant, les belles pages, chez lui, il faut bien dire qu'on y était déjà habitués ! — mais que ledit sujet ne s'est pas laissé dompter.
En clair, pour conclure : un roman recommandé mais à lire peut-être, ceci étant dit en toute subjectivité, après un petit avertissement destiné à gommer par anticipation l'éventuel sentiment de frustration susceptible de naître.
Quoi qu'il en soit, Fabrice Colin joue désormais, avec des œuvres de ce calibre — que je qualifierai sans prendre trop de risques « de transition », pour les différencier de ses œuvres de jeunesse — , dans la cour des grands. Nul doute que le jour où l'un de ses éditeurs le convaincra de se lancer dans une vaste fresque, une série par exemple, tout en renouant avec une forme d'évidence, nul doute qu'il fera ce jour-là très, très mal !