Si le nom de Dickens n’est certainement pas inconnu de la plupart des lecteurs et lectrices francophones, celui de Collins est sans doute bien moins familier à nombre d’entre eux. Ami et collaborateur de l’auteur du Mystère d’Edwin Drood (1870) – livre inachevé de Dickens, sous le patronage duquel se place ce roman de Dan Simmons –, William Wilkie Collins fut pourtant un des écrivains les plus lus de l’Angleterre victorienne. Best-sellers avant la lettre, des romans tels que La Femme en blanc (1860) et La Pierre de lune (1868) le consacrèrent comme l’un des maîtres de ce que l’on nommait alors le sensational novel, une manière d’ancêtre de notre contemporain thriller. Un genre cher à Simmons qui fait de Collins le narrateur et protagoniste de Drood, sous la forme d’une confession apocryphe et secrète dans laquelle il offre son point de vue sur les très singuliers événements dont Dickens et lui-même furent les acteurs entre 1865 et 1870…
Entrelaçant avec maestria enquête historico-littéraire rigoureusement documentée et relecture de celle-ci à l’aune des littératures de l’Imaginaire, Drood s’ouvre par un (premier) morceau de bravoure romanesque : l’évocation par Collins de la catastrophe ferroviaire qui faillit coûter la vie à Dickens un jour de juin 1865, selon l’écrivain « le véritable coup d’envoi de cette cascade d’événements incroyables » dont il fait le récit. Tirant d’abord sa force évocatrice de son impressionnante précision factuelle, la peinture du drame se colore de teintes fictives et étranges après qu’y apparaisse un certain Drood. Personnage « d’une maigreur cadavérique, d’une pâleur affreuse [aux] yeux cernés de noir, enfoncés sous un front haut et blême qui s’élevait vers un crâne chauve et blafard. [Au] nez tronqué [et aux] petites dents pointues, […] enfoncées dans des gencives si livides qu’elles étaient plus pâles que les dents elles-mêmes. » Littéralement jaillie du néant, cette figure gothique disparaît tout aussi inexplicablement, mais elle ne cesse dès lors de hanter aussi bien Dickens que Collins. Fasciné et même obsédé par l’énigmatique Drood, le premier entraîne le second dans le labyrinthe des égouts de Londres. C’est là que se tapit la « Ville-du-Dessous », symétrique inverse de la capitale britannique, depuis laquelle Drood règne sur un empire occulte, tirant sa criminelle puissance d’une antique magie égyptienne. Puisant alors avec brio dans l’imaginaire des bas-fonds, Drood emprunte avec une même maîtrise au genre des détectives de l’étrange. Déjà conséquent, le spectre des littératures de l’Imaginaire parcouru par le roman s’élargit par la suite en incluant l’horreur.
Troublants, ces basculements réguliers dans le fantastique et l’épouvante ne le sont cependant pas autant que les pages dans lesquelles Collins s’attache à la création romanesque elle-même. Car c’est de littérature et d’imaginaire dont il est fondamentalement question dans Drood. Faisant du mesmérisme l’un de ses motifs centraux, le roman dit l’extraordinaire puissance de fascination de la fiction, agissant tel un processus hypnotique sur ses lecteurs et lectrices, mais pas seulement – comme le révèle un dénouement stupéfian à plus d’un titre. Aussi hallucinatoire que le laudanum et l’opium dont l’on fait abondamment usage dans Drood, l’expérience romanesque y est encore décrite comme addictive par essence, notamment pour celles et ceux qui, à l’instar du très sombre et très tourmenté Collins, trouvent dans la fiction le moyen de conjurer les démons tapis dans les replis les plus inquiétants de leur psyché…
Somme toute, Dan Simmons parvient lui-même à le faire avec ce formidable Drood. Un croisement d’irrésistible page-turner et de fascinante entreprise intertextuelle qui confirme que – lorsqu’il parvient à se libérer de ses politiques et droitières passions – Dan Simmons demeure bien l’une des figures majeures de l’Imaginaire contemporain.