Du sel sous les paupières occupe une place particulière dans l’œuvre de Thomas Day. Il est difficile, à la lecture de cette uchronie steampunk virant fantasy mythologique, d’oublier sa dédicace à Judicaël, le fils aîné de l’auteur. C’est son livre. Le texte se divise en trois parties qui sont aussi trois mondes : Saint-Malo, Guernesey, le Sidh.
Saint-Malo, 1922. La Grande Guerre s’est achevée il y a seulement un an et a couvert l’Europe d’une brume persistante. Fidèle à son habitude, Thomas Day a la géographie précise, la plume au plus proche du sujet, et ses descriptions immergent le lecteur dans l’époque et le lieu. Judicaël a seize ans et vit avec son grand-père dans la coque d’un bateau retourné. Il vend quelques journaux, ce qui sert de couverture à ses rapines. C’est sous son regard que la ville se découvre et prend vie. Puis il croise Mädchen, s’émeut, avant que la jeune fille ne disparaisse mystérieusement, alors que rôde dans les faubourgs l’effrayant Rémouleur. Comme souvent chez l’auteur, les monstres ne sont pas ceux qu’on nous dit, et le monde des hommes montre plus d’ombres que la nuit. Le danger de l’époque se trouve dans la folie des hommes et ses jeux avec les lois de la nature. Dans la tradition steampunk et dérivés, l’auteur accélère l’Histoire et les découvertes scientifiques. Le monde se transforme et l’horizon s’assombrit. Un mal profond couve, Mädchen en est victime. Pour la garder, Judicaël devra se tourner vers ailleurs, tel un Orphée moderne allant de Saint-Malo à Guernesey, puis de Guernesey au Sidh, l’autre monde celtique. C’est un roman d’apprentissage pour Judicaël, qui grandit au cours des aventures que son auteur lui impose, tout en prenant soin de préserver la figure et le charme du héros. Amitié, amour et courage sont les vertus professées dans ce conte habité d’enfants perdus, de scientifiques fous, de militaires sans scrupule et de créatures fantastiques.
Clins d’œil au lecteur adulte, Thomas Day use avec malice de nombreuses figures historiques, que l’on reconnaitra aisément même quand ils se cachent derrière du Moncolonel ou de l’ogre de Guernesey. Il multiplie les références, s’en joue avec un tendre irrespect, et l’on rit franchement. Il sait aussi rendre le propos grave, notamment lorsqu’il mêle au récit – de manière parfois un peu trop artificielle – l’IRA dans sa lutte pour une Irlande libérée, faisant appel, là encore, à des figures historiques. L’ouvrage montre ici ses limites. Le fil directeur de la quête de Judicaël ne fait pas oublier la construction du texte, et les discontinuités font apparaitre le lien des coutures.
Mais nous n’oublierons pas la dédicace, et l’on s’en rappellera le long de certaines pages très touchantes, presque impudiques, pour le lecteur extérieur qui lit la déclaration d’amour d’un père à son fils. Le roman a obtenu le Grand Prix de l’Imaginaire 2013.