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Les critiques de Bifrost

Dans sa novella de 1980, « Earth and Stone » (« La Terre et la pierre », in Dans la vallée des statues et autres récits), Robert Holdstock nous présentait un voyageur temporel, un scientifique qui s'était installé — des milliers d'années avant la naissance de Jésus Christ — au sein d'une communauté des îles britanniques à peine sortie de la préhistoire. Dans Earthwind (1977), antérieur donc, l'auteur nous parle d'Elspeth, la femme-bijou (belle trouvaille), qui étudie un village paléolithique de la planète Aera Aurigae IV (il s'agit en fait de descendants de colons qui ont tout oublié de leurs lointaines origines terriennes). Au moment où elle commence à s'intégrer à cette société qui rappelle grandement une civilisation celtique disparue des milliers d'années avant Jésus-Christ, apparaissent le NavisMagister Karl Gorstein et le rationaliste Peter Ashka. Ceux-ci sont venus proposer quelque chose aux indigènes, les traceurs, une technologie qui va définitivement changer leur vie et risque bien de sonner le glas de leur minuscule civilisation organisée autour d'un oracle.

Contrairement à ce que nous annonce le quatrième de couverture, la société aerane découverte par Elspeth n'est pas la copie exacte d'une civilisation d'Irlande disparue deux mille ans avant notre ère. Elle est différente, tout en étant assez ressemblante pour faire vaciller les certitudes des trois personnages venus de la Terre. Différente ? Oui : on y chasse les ailes noires — des oiseaux capables de se téléporter très brièvement — avec des emmêlianes, et on utilise ces même lianes-fouets pour se suspendre à un arbre avant de faire l'amour avec son ou sa partenaire, chacun imbriqué et perdu dans le bercement de l'autre. Ressemblantes ? Oui, et de façon vertigineuse, car à chaque moment crucial de leur existence les indigènes inscrivent des signes « celtiques » dans la pierre, dont le plus important, le plus énigmatique, semble être l'earthwind. Par ailleurs, l'architecture de leur village est résolument paléolithique et européenne.

Bien plus accessible que Le Souffle du temps  mais moins ambitieux d'un point de vue thématique, Earthwind ne lasse pas de surprendre, notamment en mélangeant les thèmes celtiques et écologiques, la divination par le Yi King et la rhétorique particulière du planet opera (cependant, on est ici plus proche de l'ethno-SF pseudo-réaliste d'Ursula K. Le Guin que du dépaysement aventureux et total cher à Jack Vance). Le plus étonnant dans cette mixtion, unique pour ce que j'en sais, c'est l'utilisation généralisée de la divination ; en effet, Peter Ashka utilise le Yi King pour prendre ses décisions et influencer celles de Karl Gorstein. Grâce au Yi King, il sait qu'il va mourir paisiblement sept mois après son arrivée sur Aera. Il sait, mais il se trompe.

Le Yi King (Le Livre des transformations) est probablement l'écrit le plus ancien de la civilisation chinoise. Dans cette « bible asiatique » tout l'univers (visible ET invisible) est ramené à deux forces opposées et se complétant : le yin et le yang — le mal/le bien, l'ombre/la lumière, la passivité/l'action, le féminin/le masculin… Cette touche de mysticisme extrême-oriental, filée tout au long du récit, est à mon sens l'unique concession de ce roman de 1977 faite aux thématiques de prédilection de la science-fiction britannique des années 70. Philip K. Dick s'était grandement inspiré du Yi King pour construire son célèbre Maître du haut-château (1962 — prix Hugo 1963) ; Holdstock l'utilise pour exacerber les dualités de son œuvre alors en gestation, dont la plus prégnante reste l'opposition entre progrès nécessaire et fascination pour la société primitive. Pour preuve, l'extrait ci-dessous :

« En effet, les qualités qu'elle associait au nom de « civilisation » étaient bien plus présentes dans cette culture paléolithique que dans n'importe quelle autre société car, tout primitifs qu'ils fussent, ils avaient au moins appris à communiquer et coopérer avec la nature, et à l'utiliser sans pour autant provoquer de catastrophe écologique. » (Page 88.)

Naïf ? Oui, beaucoup trop (ce qui a ses avantages, car cela empêche le roman d'être profondément réactionnaire). Cette naïveté politique, amplifiée par des « tunnels de dialogue » soporifiques et des trous dans le scénario dignes de la faille de San Andreas, empêche Earthwind de se classer parmi les grandes réussites de l'auteur. Dommage, car les ultimes pages du récit sont d'une cruauté inimaginable qui confine à l'inoubliable. Au lecteur un tantinet attentif à l'œuvre d'Holdstock, ce roman apparaîtra sans mal comme le brouillon annonçant Le Souffle du Temps, bien entendu, et La Terre et la pierre. Earthwind n'est pas un grand livre, ce n'est même pas un bon livre, d'autant plus qu'il est proposé ici dans une traduction aux écueils aussi rares que contrariants. Pourquoi la traductrice n'a pas jugé bon d'utiliser le mot « triskèle » à la place du mot earthwind ? Mystère et boule de gomme… Toutefois, la parution tardive de ce roman « de jeunesse » — où les thématiques du meurtre et de la divination sont souvent exploitées avec justesse — devrait faire quelques heureux : les fans de Robert Holdstock, car ils détiennent désormais, en attendant la parution du Bois de Merlin chez Mnémos et d'Ancient echoes chez Denoël, une clef supplémentaire pour appréhender/apprécier l'œuvre titanesque de cet anglais trop discret.

Thomas DAY

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