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Les critiques de Bifrost

Écrits fantômes

Écrits fantômes

David MITCHELL
SEUIL
528pp - 8,10 €

Bifrost n° 36

Critique parue en octobre 2004 dans Bifrost n° 36

Voilà un roman difficile, voire impossible, à résumer sans livrer ses secrets et notamment celui qui lie ses dix parties a priori distinctes mais se révélant, au fil de la lecture, toutes interconnectées. Sachez néanmoins qu'on suit dans ces Ecrits Fantômes les destinées — souvent hors du commun — de neuf personnages entre la Seconde guerre mondiale et un futur relativement proche où le passage d'une comète menace la Terre. Il y a dans le lot un terroriste japonais appartenant à une secte, une entité non humaine capable de passer de corps en corps, un trader à Hong Kong, une trafiquante russe d'œuvres d'art, une physicienne spécialiste des mécanismes quantiques, un animateur de radio new-yorkais… Le lecteur attentif remarquera aussi que ce livre est un périple de l'Extrême-Orient vers l'Occident : on part d'Okinawa pour suivre une ligne pointilliste passant par Hong Kong, la Mongolie, Saint-Pétersbourg, Londres, l'Irlande et enfin New York.

Ecrits fantômes, tout comme Habitus de James Flint, La Maison des feuilles de Mark Z. Danielewski, Babylon Babies de Maurice G. Dantec, ou — plus anciennement — L'Arc-en-ciel de la gravité de Thomas Pynchon, appartient à ces romans inclassables qui puisent leur force évocatrice dans des expériences de pensée ou des paradigmes d'habitude réservés aux littératures de genre. Ce premier roman vertigineux utilise avec aplomb des principes moteurs appartenant au fantastique (fantômes, superstitions, coïncidences pour le moins improbables), à la science-fiction (intelligence artificielle en pleine prise de conscience, mise au point de logiciels de guidage pour les missiles utilisant la mécanique quantique) et même à l'espionnage (tendance John le Carré). David Mitchell semble nous dire, au fil de son récit éclaté, que le monde est surnaturel ET rationnel, que l'Extrême-Orient et l'Occident sont les deux faces de la même pièce, continents et cultures condamnés à vivre ensemble mais incapables de se regarder droit dans les yeux. Servi par une écriture lumineuse, ce roman, d'une profonde humanité mais trop acide pour être vraiment humaniste, est le parfait exemple de ce que sera la littérature du XXIe siècle, globale, tissée d'informations et de motifs pluriculturels, tout comme le monde dans lequel elle prend sa source. Entre la description de la cavale, physique et mentale, d'un terroriste sectaire paranoïaque, en passant par une vision hallucinée de la Mongolie et le compte-rendu contemplatif d'une autre cavale, sur une petite île irlandaise ce coup-ci, David Mitchell ne faiblit pas ou peu (l'épisode londonien est de loin le moins intéressant même s'il reste nécessaire). Résultat, mais cet avis n'engage que moi, Ecrits fantômes est le livre de l'année ; une œuvre éclairante qui, comme Super-Cannes de J. G. Ballard, a pour ambition inavouable de rendre ses lecteurs plus intelligents. En deux mots, remarquable et passionnant. Tout amateur de vraie science-fiction aurait tort de rater ce livre sous prétexte qu'il est sorti dans une (excellente) collection de littérature générale.

Thomas DAY

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