Alors qu’au début de l’été 2004, je me trouvais chez un libraire ami et que nous nous demandions, consternés, comment un livre aussi mauvais que Da Vinci Code avait pu se vendre à plus de trois cents mille exemplaires alors que tant de thrillers formidables ne dépassaient jamais la barre des mille, cet ami de la bonne littérature alternative me mit Electric dans les mains en me disant que les critiques littéraires de France et de Navarre auraient été bien plus avisés de s’intéresser à cet ovni néo-zélandais, second roman du surdoué Chad Taylor, plutôt qu’au navet de Dan Brown.
Electric commence comme un roman de J. G. Ballard, sur une rupture en forme de crash ! Samuel Usher, statisticien et grand consommateur de substances prohibées, est sur le point de se faire larguer par sa petite amie, le docteur Alice Mills, quand il a un terrible accident de voiture. Voulant prévenir la jeune femme de l’état de son concubin — elle ne répond pas au téléphone —, un de ses collègues de travail se rend chez elle et la trouve défoncée, dans un état semi-comateux, entourée par une bonne partie des jolis comprimés et poudres qu’elle dérobe régulièrement à l’hôpital. Ayant perdu chacun leur emploi, Samuel et Alice se séparent. Après avoir réappris à marcher, Samuel utilise son assurance-chômage pour sombrer dans l’alcool et les substances prohibées. Alors qu’il a retrouvé du travail comme récupérateur de données informatiques, il rencontre Jules et Candy, deux mathématiciens pour le moins atteints. Une amitié à la Truffaut se noue entre les trois toxicomanes, mais Jules trouve la mort dans une agression, non sans avoir laissé à Sam un message sibyllin composé d’une suite de chiffres et de mots. Dans un Auckland privé d’électricité (d’où le titre), Sam — définitivement attiré par Candy — mènera son enquête, passera de l’autre côté du miroir et ira jusqu’au bout de lui-même.
D’un point de vue « marketing et étiquettes », tout comme Ecrits fantômes de David Mitchell, Electric se situe quasiment nulle part, en l’occurrence entre le thriller métaphysique, la fiction sur la science (ici la statistique, la cryptographie et les mathématiques) et la critique sociale tranchante à la Hubert Selby Jr (Retour à Brooklyn) ou à la J. G. Ballard, déjà cité. Voilà un livre formidable, d’une densité exemplaire, qui devrait combler les fans du Blue Velvet de David Lynch et du Pi de Darren Aronofsky, et qui risque grandement d’ulcérer ceux qui veulent TOUT comprendre dans un roman. Mais Chad Taylor a raison : l’art en général et la littérature en particulier sont semblables à l’existence, on ne peut pas toujours tout comprendre.