En 1985, j’allai chez Denoël pour signer les exemplaires destinés aux journalistes de mon recueil (assez ballardien) Sept femmes de mes autres vies. En partant, j’eus la bonne surprise de recevoir des mains d’Elisabeth Gille, directrice littéraire, le roman autobiographique de James Bal-lard, Empire du soleil, qu’elle venait de traduire. Je jurai à Elisabeth de faire quelque chose dans la page « livres » des Dernières Nouvelles d’Alsace. J’étais depuis longtemps un passionné de J. G. Ballard. Enfin, je pouvais lire le livre qui avait marqué un tel tournant dans cette œuvre majeure, un livre dont il avait été dit qu’il était le meilleur roman anglais sur la seconde guerre mondiale (John Sutherland). On peut toujours sourire de telles affirmations, mais celle-ci était à peine exagérée. Je n’en veux pour preuve que la considération de Graham Greene pour le livre.
Deux décennies plus tard, la même admiration m’a accompagné dans ma relecture d’Empire du Soleil, le récit des années d’internement du jeune Jim et de ses tribulations à Shanghai et dans le camp de Longhua, de 1942 à 1945. J’ai replongé dans le monde clos de Jim B. avec la même fascination, la même « stupéfaction »… Celui qui avait été pour moi le nec plus ultra de la fiction spéculative, l’explorateur de l’univers intérieur, se révélait également comme un des écrivains les plus considérables de la littérature britannique contemporaine. Ecrit à la troisième personne, le livre de Ballard n’en est que plus frappant encore : « Jim s’était mis à rêver de guerres. La nuit, c’était toujours les mêmes films muets qu’il croyait voir voltiger sur le mur de sa chambre dans la maison d’Amherst Avenue… »
D’errance en mésaventure, Jim va connaître, séparé de ses parents, les nouveaux maîtres de l’Asie, les guerriers de l’Empire du Soleil, qu’il ne peut s’empêcher de respecter, mais aussi tout un monde à la dérive d’exploiteurs minables et de victimes ambiguës, de trafiquants de n’importe quoi, jusqu’à cette journée étrange dans le stade de Nantao, où un éclair lointain lui apportera le message de mort de la bombe de Nagasaki.
Entre-temps, il aura appris à admirer les kamikazes, ces martyrs du vent divin, ces pilotes du crépuscule qui le fascinent, bien plus que les soldats nippons ordinaires, comme le seconde classe Kimura et son armure kendo. « Il s’identifiait à eux… et il était ému par les cérémonies qui se tenaient près de la piste. » Cérémonies préludes à la mort…
Entre l’enfermement finalement salvateur et les trafics de circonstance, Jim s’efforcera d’apprivoiser l’innommable, l’inhumain, afin de continuer de vivre, et échappera au grand jeu de la mort et de la damnation.
Un roman vertigineux, un livre-pivot dans l’œuvre du grand, de l’immortel Ballard. Ecrit avec une étrange et remarquable retenue et un lyrisme carré, très personnel, dénué de tout pathos.