Cela fait maintenant un an que les éditions du Seuil ont lancé leur collection de fantasy en poche. Reconnaissons que jusqu'à présent, celle-ci n'a pas suscité notre enthousiasme pour son originalité. À quelques exceptions près (de mémoire, Les Brigands de la forêt de Skule de Kerstin Ekman, L'Abîme de John Crowley ou Fendragon de Barbara Hambly), ce sont surtout des titres médiocres ou, à la limite, passables, qui ont été réédités. Récemment quelques textes, déjà disponibles chez Phébus ou Les Moutons électriques, ont pourtant attiré notre attention : La Forêt d'Iscambe de Christian Charrière, Le Phénix vert de Thomas Burnett Swann, et le cycle de Gormenghast de Mervyn Peake, dont on recommande vivement la lecture intégrale de l'œuvre. Pour cette chronique, nous nous sommes penchés sur une autre réédition, celle d'Enchantement de Orson Scott Card. Certes, Card ne fait pas le poids face aux trois auteurs précédemment cités. Et puis, on s'est un peu lassé des déclinaisons en rafales d'Ender et aussi beaucoup agacé du prêchi-prêcha d'Alvin le Faiseur. Cependant, il semble bien qu'avec ce court roman — une qualité, en ces temps de fantasy interminable — l'auteur états-unien ait renoué, au moins provisoirement, avec la veine enchanteresse de Les Maîtres chanteurs ou encore de Espoir-du-cerf.
Le point de départ d'Enchantement évoque naturellement le conte « La Belle au bois dormant ». L'argument initial est d'ailleurs le même : une jeune femme est plongée dans un sommeil magique et attend le baiser d'un preux chevalier pour se réveiller, convoler en justes noces et enfanter une descendance, forcément prolifique. Bon, la comparaison s'arrête ici car la couche de la princesse se trouve sur un piédestal au milieu d'une fosse gardée par un ours affamé. De surcroît, l'histoire se déroule en Ukraine et aux Etats-Unis et effectue des va-et-vient entre deux époques que sépare un millénaire. Enfin, le chevalier est incarné par un jeune étudiant en littérature qui s'est spécialisé dans les contes slaves et pratique beaucoup l'athlétisme mais pas du tout l'art de la chevalerie. Vous l'aurez compris, ce roman, qui mêle des éléments des folklores slave et juif, est surtout un prétexte pour un amusement sans prétention. Orson Scott Card nous trousse, dans un style enlevé, un récit qui abonde en quiproquos croustillants générés par le choc des époques, sans pour autant leur retirer toute vraisemblance historique. Sur ce point, la reconstitution du monde slave archaïque montre même un effort de documentation méritoire. Il serait toutefois malvenu de suggérer qu'Enchantement est un roman historique, car le récit use essentiellement, tout en les détournant, des ressorts du conte. Ainsi, l'aspect effrayant de la malveillante sorcière Baba Yaga est-il totalement gommé au profit de ses relations particulières avec l'Ours qu'elle a ensorcelé, et avec lequel elle couche — un ours-dieu asservi qui ne se gêne pas pour formuler ses avis très cyniquement. De même, les effets pyrotechniques et le manichéisme sont délaissés — ce dont on ne se plaindra pas — au bénéfice d'une magie de nature plus malicieuse.
Mais l'intérêt ne s'arrête pas là. Ainsi, en grattant sous le vernis du folklore, on perçoit une réflexion plus profonde sur la mémoire et la survie de la culture, donc de l'identité d'une civilisation à travers cette mémoire. De même, mais d'une manière plus moralisatrice et, peut-être, plus discutable, Orson Scott Card prêche-t-il une fois de plus pour le respect des différences et pour un retour vers des valeurs plus communautaires.
Sans être bouleversant, Enchantement s'avère donc une bonne pioche pour qui désire se distraire, une lecture rafraîchissante non dénuée d'un soupçon de profondeur, ce qui ne gâte rien.