Impossible d'entamer Encre sans hurler de rire devant la putasserie de la quatrième de couverture : « Souvent comparée à L'Echiquier du mal, cette fresque apocalyptique, cette fantasy cubiste d'une ambition rare, s'adresse tout autant aux lecteurs de Dan Simmons qu'à ceux du Festin nu de William S. Burroughs. » On croirait lire du Gérard Klein tentant désespérément de vendre le dernier tome du Quatuor de Jérusalem en « Ailleurs & demain ». Pas grave, car si l'emballage est ignoble (Whittemore et Duncan sont d'ailleurs traités de la même façon, comme quoi, les textes cultes, ça rapproche), Encre n'en reste pas moins une œuvre littéraire importante, l'une des rares à remettre en cause la façon dont on aborde la notion de roman. Suite du renversant Vélum, Encre clôt Le Livre de toutes les heures et met un point final à une histoire qui non seulement ne s'arrête jamais, mais se multiplie par essence. Car à l'image de la célèbre « Bibliothèque de Babel » et du « Livre de sable » d'un certain Borges, le diptyque Vélum/Encre raconte toujours la même chose, éternellement recommencée, mais décalée à chaque fois. Le livre contient toutes les heures, contient le monde, contient toutes les histoires. Ciment général du livre, cette réécriture permanente surfe sur la vieille idée du multivers tout en la réinventant magistralement. Au final, Le Livre de toutes les heures est un vaste conglomérat de fragments, un tout livresque bien supérieur à la somme de ses parties. Et à l'instar de La Maison des feuilles de Danielewski, l'ensemble réussit la prouesse de rester incroyablement lisible de bout en bout. Après avoir avalé Vélum et Encre, on reste impressionné par l'ambition et le talent de Hal Duncan, qui ne rate pas vraiment son entrée sur la scène littéraire. Car si son diptyque ne renie rien et assume complètement son côté fantasy, il n'en reste pas moins plus vaste qu'un simple texte facilement étiquetable. Convoquons les situationnistes et parlons alors de dépassement. Encre est une œuvre littéraire, mais Encre fait œuvre littéraire. Au final, il n'est pas exclu que le projet fou de Hal Duncan intègre le panthéon des livres indispensables et fasse partie de ceux qui restent. On n'aura évidemment pas l'outrecuidance de résumer Encre en quelques lignes, mais pourtant, l'exercice n'est pas si difficile. La guerre céleste est terminée. Le siège de Dieu est vacant (piqué par Gabriel, plus exactement). Le côté vertigineux et éclaté de Vélum laisse place à un resserrement de l'intrigue et des personnages (tous identiques, tous multiples, évidemment). Héros, voleurs, dictateurs et révolutionnaires peuvent se mettre en route et achever ici leur destinée. Dit comme ça, c'est vrai que ça laisse perplexe… À lire, c'est stupéfiant. Par quel tour de magie Hal Duncan réussit à donner vie à son immense chaudron bouillonnant ? Mystère. Mais il y arrive avec une telle facilité qu'on a du mal à lâcher le livre (pourtant épais, à l'excellent rapport poids/prix) avant la fin qui, on s'en doute, n'est qu'éternel recommencement. S'attaquer à Encre, c'est éprouver le même plaisir qu'avec Vélum. Celui d'être tombé sur un livre rare, un livre étonnant, un livre qui nous rappelle que la littérature (la vraie) est révolution, excès, politique et intraitable.