Entends la nuit , réjouissant et passionnant roman fantastique, marque le grand retour de Catherine Dufour à la fiction. Cela faisait en effet une presque décennie que l’auteure du Goût de l’immortalité, un des sommets de la science-fiction francophone des années 2000, n’avait publié de livre relevant de l’Imaginaire. L’écrivaine n’était cependant pas demeurée inactive, se faisant pendant les années 2010 essayiste avec des textes politiques et féministes tels que L’Histoire de France pour ceux qui n’aiment pas ça (Mille et une nuits) et Le Guide des métiers pour les petites filles qui ne veulent pas finir princesses (Fayard). Et on se rappellera encore qu’elle est aussi une collaboratrice régulière du Monde diplomatique.
Cette attention critique au réel marque encore les chapitres initiaux de Entends la nuit. Ceux-ci narrent l’entrée dans la vie active de la parisienne Myriame, une vingtenaire emblématique d’une jeunesse très contemporaine. Celle de la « Génération Y » ou bien encore des « Millenials », selon les concepts sociologiques en vogue. Mal à l’aise avec une société dans les valeurs de laquelle elle ne se reconnaît guère — Myriame a un temps goûté une vie anarchisante dans l’Amsterdam underground —, l’héroïne de Entends la nuit peine tout autant à y trouver un emploi. Et c’est une manière de miracle que connaît Myriame lorsqu’elle réussit à se faire embaucher par la Zuidertoren, une entreprise transnationale prospérant dans l’immobilier – et dont le nom ne cache rien de la manière dont elle conçoit l’activité immobilière, puisqu’il s’agit du toponyme néerlandais de la Tour du Midi, gratte-ciel symbolisant le saccage urbanistique de Bruxelles… Exempte de toute lourdeur sociologisante, c’est d’une plume férocement ironique que Catherine Dufour évoque les débuts de la jeune femme à la Zuidertoren. Sa peinture mordante du monde entrepreneurial, sans en cacher la dureté, fait alors écho aux pages les plus drolatiques de Quand les dieux buvaient (cf. Bifrost 31), son très parodique cycle de fantasy. Myriame ne tarde cependant pas à découvrir que la « Z », comme elle l’appelle, sert de façade canoniquement ultralibérale à un univers surnaturel et pluriséculaire. Et auquel l’héroïne est initiée après avoir attiré l’attention de l’un de ses supérieurs hiérarchiques, le sé-duisant autant qu’étrange Vane. De leurs échanges d’abord distants et numériques (contemporain, Entends la nuit l’est encore par son usage du réseau social) naîtra bientôt une intense passion amoureuse. S’engageant avec exaltation dans les pas de son singulier amant, Myriame part à la découverte d’une topographie parisienne fantasmagorique. Empreint d’un érotisme gothique, ce passage de l’autre côté, non pas du miroir mais du mur (Le Passe-muraille de Marcel Aymé est ici explicitement cité), donne alors à Entends la nuit d’excitantes allures de conte de fées pour adultes. Mais ce dernier se métamorphose bientôt en un récit horrifique, à la violence âpre et étouffante. Se dessine dès lors une descente aux enfers (au sens propre) destinée à rappeler à Myriame « ce que le monde réserve aux prolotes qui croient au prince charmant »…
Le dernier roman en date de Catherine Dufour séduit autant par son fantastique à l’originalité certaine que par sa lucide anatomie de la domination, et s’impose comme le plus recommandable des traités de savoir-vivre à l’intention des jeunes générations comme de leurs ainées.