Initiative bienvenue de la part des Belles Lettres : traduire enfin en intégralité les deux recueils de nouvelles fantastiques de Hyakken Uchida (le professeur du Madadayo d’Akira Kurosawa), Au-delà (1922) et Entrée triomphale dans Port-Arthur (1934). Soit quarante-sept nouvelles (!), il est vrai le plus souvent très courtes (entre deux et quatre pages, avec quelques longues exceptions en tête du second recueil), et qui, pour la plupart, consistent en la retranscription d’expériences oniriques, sous une forme narrativement brute (le rêve est pris « en marche », littéralement, puisqu’il s’agit souvent de se promener le long d’une digue ; la logique est celle des rêves, donc illogique ; pas de chute le plus souvent, à moins d’envisager ainsi le réveil brutal du rêveur, dans un cri de terreur…), mais formellement très littéraire, dans un style minimaliste, et parfois savoureusement tordu, adroitement rendu par le traducteur Patrick Honnoré.
Mais le ressenti est très variable d’un rêve à l’autre : certains visent avant tout à l’effroi, avec leurs rencontres inquiétantes aux propos incompréhensibles, mais d’autres ressortissent plutôt au registre humoristique, d’un humour certes décalé, mais dont le burlesque est imparable. Les meilleurs de ces récits, toutefois, parviennent à cette singulière alchimie qui consiste à susciter en même temps l’angoisse et le rire — ce n’est pas la moindre performance de ce très beau volume. En ceci, mais en d’autres choses encore, Uchida peut rappeler son contemporain Kafka, de par son goût non moins prononcé pour l’absurde, drôle, jusque dans ses implications les plus terribles, et parfois au cœur même du malaise.
Le second recueil s’ouvre sur des textes plus longs (bien plus, dans le cas de « Chapeau melon », un vrai chef-d’œuvre), et qui délaissent la matière onirique pour s’en tenir à une réalité guère moins tourmentée — surtout, à vrai dire, dans la mesure où les narrateurs sont fous ou en passe de le devenir, et ce qu’ils en aient conscience (peut-on imaginer pire cauchemar ?) ou pas, auquel cas c’est leur entourage qui en fait les frais.
D’autres nouvelles sortent du lot, et notamment, dans Au-delà, « Kudan », qui fait intervenir une créature du folklore nippon dans une réjouissante satire de la superstition. On croise cependant ailleurs des créatures fantastiques, esprits renards forcément malicieux et doppelgängers qui ne sont pas forcément où on le croit…
Rêves ou délires psychotiques, ces récits, d’une saisissante perfection formelle, dressent en même temps un tableau vivant du Japon de Taishô ainsi que de sa scène littéraire — au travers d’allusions à Sôseki ou Akutagawa, auteurs auxquels Uchida était lié, et qu’il évoque avec humour et tendresse. On remerciera ici le traducteur, Patrick Honnoré, pour ses savants commentaires, car ceci n’aurait autrement rien d’évident — de même, pour les allusions éparses à la vie de l’auteur, tantôt cocasses (conscient d’être horriblement dépensier et de « taper » ses camarades, Uchida moque volontiers ce trait de caractère), d’autres fois plus douloureuses, réminiscences enfantines qu’on ne surmontera jamais ou évocations spectrales du père…
L’ensemble se picore (sous peine d’overdose ?), et comme tel, c’est un régal de la première à la dernière page ; un livre assez unique en son genre dans son exploration des rêves, sommet méconnu du fantastique surréaliste.