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Les critiques de Bifrost

Épouvante et surnaturel en littérature

Howard Phillips LOVECRAFT
UGE (UNION GÉNÉRALE D'ÉDITIONS)

Critique parue en janvier 2014 dans Bifrost n° 73

En 1925, à peu près au milieu de sa vie d’écrivain, Lovecraft reçut de son ami Paul Cook (pas le batteur des Sex Pistols) la commande d’écrire un article sur « les éléments de terreur et d’étrange dans la littérature ». En fait d’article, Lovecraft écrira un essai de plus de cent pages, certainement l’un des plus complets et marquants sur la littérature surnaturelle, qu’il ne cessera jamais de réviser jusqu’à sa mort. Lovecraft y procède à une recension, exhaustive ou presque, du genre jusqu’à son époque. Il y pose aussi quelques-uns des principes qui guident sa propre écriture. Le connaisseur d’HPL y reconnaitra enfin, dans quelques-uns des résumés, certaines des sources d’inspiration du maître de Providence.

« L’histoire étrange typique de la littérature est un enfant du XVIIIe siècle ». C’est parce que Lovecraft l’analyse ainsi qu’après quelques rappels historiques, remontant jusqu’à l’Antiquité gréco-latine, il commence son essai par les premiers vagissements du Gothique, singulièrement par Le Château d’Otrante d’Horace Walpole. Malgré les nombreux défauts formels qu’y pointe HPL, c’est pour lui le point de départ d’un mouvement qui conduira au « Weird » contemporain. De cette racine, HPL développe l’arbre généalogique du Gothique, passant par Ann Radcliffe, Matthew (Gregory) Lewis, Charles Maturin, et bien d’autres encore. En dépit de la qualité qu’il juge globalement faible de ces écrits, il pointe justement la « montée en gamme » qui marque le genre, comme si chaque auteur, parmi les mémorables, partait du niveau de ses prédécesseurs pour aller un peu plus loin, le Melmoth de Mathurin, loué par de très nombreux littérateurs du XIXe siècle, étant peut-être le chef d’œuvre du genre.

Le Gothique donna l’impulsion dont avait besoin l’horreur surnaturelle pour se développer. Dans la foulée de ce mouvement naquirent donc le Frankenstein de Mary Shelley et les ouvrages de Le Fanu ou Stevenson, entre autres, ainsi que, plus tard, les magistraux Dracula de Bram Stoker et Le portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde.

De pays en pays, sans oublier la France de Baudelaire ou Maupassant, HPL emmène le lecteur au long de sa vision encyclopédique d’un genre qu’il connaît parfaitement ; un voyage passionnant, car très complet, au cours duquel on voit combien d’auteurs, connus pour d’autres choses, se sont essayés à l’étrange.

HPL développe longuement l’œuvre des auteurs qui lui semblent les plus importants et dont il s’inspira plus ou moins directement.

Un chapitre entier est donc consacré à Poe, clef de voute du genre horrifique pour HPL en ce qu’il synthétise et améliore ce qui s’est fait avant lui et sert de modèle à ceux qui lui succèderont.

Puis, de chapitre en chapitre, il traite en détail les auteurs qui l'ont le plus influencé. Ambrose Bierce et sa Mort d’Halpin Frayser ; Robert Chambers, auteur du Roi en jaune, par là-même père d’Hastur ; W. H. Hodgson dont la Maison au bord du monde ou Le Pays de la nuit offrent des aperçus d’espace et de temps incommensurables ; Arthur Machen dont Le Grand Dieu Pan lui ouvrit l’alphabet Aklo ; Algernon Blackwood, qui poussa à l’extrême, notamment avec « Les Saules », la vision lovecraftienne d’une littérature étrange qui est d’atmosphère plus que de faits. Et enfin Lord Dunsany et Montague Rhodes James, le premier touchant bellement cette vison « cosmique » que HPL considérait comme une composante essentielle de la littérature étrange dont il voulait parler, le second pour savoir si bien faire jaillir l'horreur et la peur du quotidien. Deux auteurs qui évoquent le recto et le verso de l’étrange tel qu'on le rencontre dans Les Contrées du rêve, où coexistent cités de marbre blanc et cavernes grouillantes de goules, paysages fantastiques et monstruosités à l'affut — le sublime et l'horreur.

On sort de cette lecture enrichi, ayant appris et compris. « Suggérer assez, et dire le moins possible », fut la règle cardinale de l’écriture d’HPL, il l’énonce ici, ainsi que cette autre, qu’il déduit de M.R. James et qu’il fera sienne : « Une histoire de fantôme doit être située à l’époque moderne dans un environnement familier, ses manifestations doivent être malfaisantes, et le patois technique de l’occulte doit être évité. »

NB : Pour qui lit l’anglais, on ciblera Epouvante et surnaturel en littérature dans sa version VO annotée par S.T. Joshi.

Éric JENTILE

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