Un beau jour, Gabr se découvre un sens inédit. Il peut voir ! Pour le jeune étudiant brillant, promis à une union heureuse avec Lioz, la découverte de l’espace lointain se révèle un véritable traumatisme. Jusque-là confiné à l’environnement apaisant de l’espace proche, autrement dit ce que son ouïe et son sens du toucher lui révélaient, le voilà livré à l’inconnu. Son appartement confortable ressemble désormais à un bunker sombre et poussiéreux, au plafond sillonné par un réseau inextricable de câbles, et la Mégapole elle-même apparaît comme un univers carcéral, composé de multiples niveaux métalliques parcourus par une foule de pauvres hères habillés de guenilles. Terrifié par ces visions, Gabr consulte immédiatement un médecin qui lui propose un traitement pour soigner ses hallucinations. Mais, au lieu de prendre son remède et de respecter les prescriptions du praticien, il persévère dans son observation du monde, aiguillé en cela par son ancien professeur et mentor. Il découvre ainsi une cabale d’anciens voyants, aveuglés par le pouvoir (euphémisme), qui a décidé de l’utiliser comme arme pour détruire la Mégapole.
Après le perturbant Refuge 3/9 de Anna Starobinets, le délirant Bagdad, la grande évasion ! de Saad Z. Hossain et L’Installation de la peur de Rui Zink, récemment auréolé du prix Utopiales, la collection « fiction » des éditions Agullo peut s’enorgueillir d’avoir déniché avec Espace lointain une nouvelle pépite. Un titre aussi insolite qu’inconfortable, du moins pour nos certitudes confites dans la doxa sécuritaire.
Le roman de Jaroslav Melnik n’est en effet pas seulement le récit désespéré d’un individu lambda dont les repères volent en éclat devant l’affreuse vérité de son univers. Derrière la dystopie se dessine une réflexion profonde sur la liberté et le sens donné à cette notion. Le propos interpelle et éveille la conscience. Il dévoile la fausseté des évidences et suscite quelques échos dans un monde de plus en plus obsédé par le confort et la sécurité. Quelle dose de contrôle est-on prêt à accepter sur nos existences ? À partir de quel seuil passe-t-on du tout sécuritaire au tout totalitaire ? Sur ces questions cruciales et finalement actuelles, Jaroslav Melnik n’apporte pas une réponse toute faite. Il se contente de mettre en scène et de pousser la logique de sa Mégapole en multipliant les points de vue. Des coupures de presse, des extraits de journaux intimes, d’interviews, d’essais ou de recueils de poésie censurés par les autorités entrecoupent un récit à la troisième personne. On se détache ainsi de la linéarité de l’intrigue, appréhendant la Mégapole dans tous les aspects de son architecture sociale.
Espace lointain se distingue également de ses illustres prédécesseurs dystopiques en proposant un totalitarisme collectif, accepté et intégré par tous, dont le fonctionnement n’a même plus besoin du talon de fer d’une quelconque figure autoritaire. L’existence toute entière des habitants prend sens dans la Mégapole, la contrainte y étant remplacée par l’obéissance et l’émancipation par le refus de l’inconfort. Milgram n’est pas loin, mais également Orwell, puisque l’absence de la vue supprime les sources de distraction ou de révolte.
Bref, on s’empressera de recommander la lecture de ce roman qui pousse l’élégance jusqu’à éviter de nous faire la leçon. Une qualité précieuse pour une œuvre politique, dans la meilleure acception du terme.