1930. Sachem Blight, baroudeur canadien anglophone, doit enquêter dans le plus exotique des cadres, Montréal, pour retrouver le fils d’un architecte qui s’est fait la malle. Il aurait bien besoin de l’assistance d’un autochtone maîtrisant le français local, et même le joual, sociolecte propre à la métropole québecoise. Et ça tombe bien : sa demi-sœur Oxiline, qu’il n’a jamais vue, y végète dans une institution religieuse, et il est bien temps pour l’adolescente de découvrir le vaste monde ! Sauf qu’il y a quelque chose qui sent mauvais dans cette affaire…
Troisième roman de Cédric Ferrand, Et si le diable le permet témoigne à nouveau de la double casquette de l’auteur, à la fois écrivain, créateur et scénariste de jeux de rôles. Mais cette fois il se frotte à un jeu qui lui est extérieur : L’Appel de Cthulhu. Lequel est bien sûr censé émuler les récits d’horreur cosmique de Lovecraft et de ceux qui l’ont suivi, mais a fini par constituer une mythologie et des codes qui lui sont propres.
Et si le diable le permet est-il donc le « pulp lovecraftien » présenté par l’auteur ? Probablement pas – ni dans la conception orthodoxe à poil dur, ni dans son antithèse à base de zeppelins nazis et de dynamite : dans ces deux registres, c’est la lovecrafterie rôlistique qui est travaillée au corps.
D’où un jeu réjouissant et qui sent le vécu avec plusieurs dimensions attachées à la pratique de L’Appel de Cthulhu – incluant des investigateurs qui ne comprennent absolument rien à l’intrigue à laquelle ils sont mêlés (mais qui sont d’autant plus attachants qu’ils sont losers et gaffeurs !), quantité de rencontres « optionnelles » guère utiles à l’avancement de l’enquête, et un usage extensif du « Baedeker », cet ancêtre du Guide du routard qui constitue la source de bien des cadres de jeu « réalistes » de L’Appel de Cthulhu.
Or cela a son impact sur la narration, et surtout le rythme du roman – qui se veut distrayant, et l’est, mais progresse lentement, en étant semé d’anecdotes sur Montréal et sa région, des plus terribles (comme l’explosion de Halifax) aux plus triviales, incluant légendes indiennes locales et notations gastronomiques, ou des figures historiques telles que le nasillons Adrien Arcand. D’aucuns pourront trouver ce rythme déconcertant et dénoncer la « gratuité » de tout cela – mais c’est un outil d’ambiance de choix, et que l’auteur manie bien.
Dans un registre assez proche, il faut mentionner les divers jeux linguistiques, du français « littéral » de Sachem Blight au joual si fleuri, toujours compréhensible de par la magie du contexte, et qui nous vaut quelques joutes oratoire épiques et hilarantes – mais jamais acides, encore moins méprisantes, car il y a toujours l’idée d’une langue à part entière, avec un contexte culturel pris au sérieux.
Plus ennuyeux, le souci de rythme affecte surtout la fin du roman, hâtivement expédiée, voire bâclée – c’est fâcheux, car didactique et brutal, frustrant dès lors, et légitimer le procédé par une nouvelle référence rôlistique serait pousser le bouchon un peu trop loin…
Ce souci pris en compte, Et si le diable le permet demeure un roman qui remplit son office — distrayant, enjoué, instructif et drôle, bien plus futé qu’il n’en a l’air. Il est par contre à craindre que seul un lectorat relativement limité puisse en apprécier tout le sel.
Et la suite ? Est-ce du lard ou du cochon, on nous annonce une nouvelle enquête de Sachem Blight et Oxiline, intitulée Le Tour du monde en un jour. Si jamais, on ne s’en plaindrait certes pas !