André-François RUAUD, Greg EGAN, Philippe BOULIER, Alain SPRAUEL, Laurent QUEYSSI, Michael RHEYSS, James Patrick KELLY
LE BÉLIAL'
160pp - 10,52 €
Critique parue en février 2000 dans Bifrost n° 17
Ce numéro est un spécial Greg Egan, ce qui veut dire que son achat est indispensable pour les amateurs de S-F rien que pour les deux nouvelles de notre australien préféré (dont les textes, même en anglais, ne sont pas toujours faciles à traquer). Plus une bibliographie, et une étude de Philippe Boulier, laborieuse au début dans son énumération thématique, mais lumineuse dans sa conclusion sur les orientations philosophiques d'Egan.
L'être humain se compose de matière et d'esprit, et nous ne pouvons nous empêcher de considérer que notre software est irréductible à notre hardware. Mystiques et philosophes glosent depuis des siècles sur le sujet, et les scientifiques n'en défrichent que les frontières. Même si les progrès faits depuis quelques années permettent à Egan d'extrapoler des situations où le libre arbitre doit plier devant le fonctionnement matériel du cerveau. « Des raisons d'espérer » est un texte récent (1997), dans lequel le sentiment de bonheur — et donc la capacité même à vivre — du protagoniste dépend entièrement de la chimie de son cerveau. « Orbites instables dans la sphère des illusions » est plus ancien, et moins précis dans ses références scientifiques : il postule que les diverses croyances humaines s'établissent subitement avec une force hypnotique sur de micro-territoires (quartiers de ville), et contrôlent à la fois mouvement et opinions de leurs habitants. Le texte emprunte son langage à la théorie mathématique des systèmes dynamiques, et pose le même genre de questions sur le libre-arbitre que le premier roman d'Egan, Quarantine. Egan voit tout cela sans affolement, avec un certain fatalisme : il faut apprendre le fonctionnement du cerveau humain, et abandonner certaines illusions sur notre liberté de pensée.
Les textes français du numéro peuvent se comparer à ces moellons qui remplissaient les murs des cathédrales, cachés par un parement en pierre de taille. Leur présence est nécessaire, car sinon comment faire place aux jeunes, mais ils ont du mal à soutenir la comparaison avec leurs compagnons d'anthologie traduits de l'anglais, fruits d'une sélection impitoyable. Disons que Laurent Queyssi a son humour pour lui, même si son texte est bien maladroit et que son éditeur aurait dû lui dire deux mots sur la concordance des temps, voir le paragraphe pages 92-93 qui saute de façon délirante de l'imparfait au passé simple et retour) ; et que Michael Rheyss, dont l'intrigue est plus construite si plus convenue, m'a ennuyé par son mysticisme à semelles de plomb.
Enfin, l'anthologie a le mérite de se conclure par un texte excellent d'un auteur doué et trop peu publié en français, James Patrick Kelly, « À l'image des dinosaures ». L'idée n'est pas bien nouvelle — quand on fait une copie parfaite d'un humain, un des deux exemplaires doit disparaître — mais ce dilemme moral est traité avec finesse et émotion, et même avec un surprenant humour noir. Sans aucun doute le texte le mieux écrit et le plus frappant du lot.