Voici presque trois lustres qu’en notre bonne vieille terre de France paraissait un livre des plus remarquables, resté inégalé en ce siècle : La Tour de Babylone, premier recueil de Ted Chiang. Dire que notre auteur, qui a commencé à publier en 1990, voici trente ans, est un auteur parcimonieux, relève de l’euphémisme achevé. Contrairement à la plupart de ses confrères et consœurs qui ne sont traduits qu’avec parcimonie – quand ils le sont –, Ted Chiang fait partie des rares à voire leur œuvre traduite en intégralité. Deux recueils, dix-sept nouvelles en tout et pour tout. Affirmer que ce livre est attendu relève de la tautologie…
Tour d’horizon :
Avec en ouverture « Le Marchand et la porte de l’alchimiste ». Dans une Bagdad qui semble celle des Mille et une nuits — Chiang a trouvé ce contexte propice en raison de la place de la destinée dans l’Islam –, un alchimiste dispose de portes temporelles dont il fait profiter ses clients ébahis auxquels il conte d’étranges histoires. L’auteur opte pour une option rare : celle où il est impossible de changer le passé, de créer des paradoxes. Si le passé s’est déroulé ainsi qu’il l’a fait et que vous entreprenez un tel voyage temporel, votre action dans le passé est déjà intégrée à votre présent mais il est de plus déjà écrit que vous feriez ce voyage.
« Expiration » nous introduit dans l’un des univers les plus singuliers qu’ait su créer la SF. Un monde inséré au sein d’une infinie masse de métal où vit une société de robots pneumatiques et où la circulation d’air est le souffle de vie, la source première d’énergie ainsi que de toute pensée. Nous y suivons les tribulations d’un robot chercheur s’inquiétant d’une soudaine baisse de pression. L’auteur nous y montre son personnage observant son mécanisme de pensée à l’instar de celui de la fourmi électrique de Dick et utilise l’air comme une métaphore de l’accroissement de l’entropie – magistral, prix Hugo 2009 et initialement traduit par Roland Wagner sous le titre « Exhalaison » dans le n°56 de Bifrost.
« Ce que l’on attend de nous », une short short, met en scène la commercialisation d’un appareil contenant une boucle rétro-temporelle d’une seconde. La diode s’allume une seconde avant que l’on appuie sur le bouton. Si la diode s’allume, c’est que quelqu’un « a déjà appuyé » sur le bouton une seconde dans l’avenir. Chiang interroge dès lors ce qui reste du libre-arbitre si nous ne sommes plus sur le cutting edge du temps, mais à la traine d’une seconde dans un passé déjà figé.
« Le Cycle de vie des objets logiciels », longue novella de 130 pages, nous entretient de l’éducation. Celle des objets logiciels (digimos) y étant comparée à celle des enfants, voire des animaux, et où l’auteur aborde la responsabilité parentale.
« La Nurse automatique brevetée de Dacey », pendant du texte précédent, nous révèle ce qu’il advient – selon Ted Chiang – des enfants dont l’éducation aurait été exclusivement confiée à des machines avec les meilleures intentions du monde, lesquelles pavent le chemin de l’enfer et les chiens ne faisant pas des chats…
Dans « La Vérité du fait, la vérité de l’émotion », l’auteur donne ici à réfléchir sur l’invention d’une mémoire absolue et l’opportunité de se souvenir de tout, qu’il met en abîme avec l’irruption de l’écriture au sein d’une culture orale à l’époque coloniale. Il pèse le pour et le contre, mais ne s’étend pas sur l’une des principales qualités de la mémoire, la faculté d’oubli. Que pourrait-on faire si nous n’avions oublié les traumatismes d’échecs de la petite enfance ? Quelle résilience possible pour qui garderait un parfait souvenir des pires souffrances endurées, et s’il nous fallait les souffrir à nouveau à chaque évocation ?
« Le Grand silence » est celui du paradoxe de Fermi. Nous y voyons le cri des perroquets nous interpeller en se proposant comme une possible réponse extraterrestre sans toutefois se faire trop d’illusion quant à nous.
« Omphalos » est un ensemble de prières adressées à Dieu, ainsi qu’il se doit, par une chercheuse dans un univers où le créationnisme est la réalité physique du monde, mais où une découverte astronomique pourrait gravement grever la foi en démontrant que l’humanité n’est pas le dessein de Dieu, si tant est qu’il en ait un.
Enfin, dans « L’Angoisse est le vertige de la liberté », les prismes permettent de communiquer avec des alternatives quantiques à notre monde et de voir ce que l’on aurait pu être et faire. Il en découle un certain nombre de problèmes psychosociaux. Des gens pouvant se sentir coupable de n’avoir pas fait aussi bien que leur parallêtre. Ted Chiang interroge encore le libre-arbitre, qui n’est bien sûr qu’une illusion à laquelle il est impossible d’échapper dans un univers à la fois déterministe et imprédictible.
Tous ces textes, extrêmement intéressants, suscitent maintes réflexions sur les implications morales de la technique. Toutefois, à l’exception des deux premiers, ils s’avèrent très (trop ?) didactiques. Ted Chiang expose sa pensée en nous invitant à le suivre. Il ne se passe pas grand-chose non plus dans ces récits, qui sont autant d’articles de réflexions, passionnants, certes, déguisés en fictions. C’est hautement intellectuel. Ce recueil est très (trop, encore) intéressant, mais il ne surpassera ni n’égalera La Tour de Babylone. Le record du monde n’est pas tombé. Expiration restera comme l’un des livres de SF importants de la dernière décennie, mais malgré tout décevant quoi qu’excellent.