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Les critiques de Bifrost

Femmes d'argile et d'osier

Femmes d'argile et d'osier

Robert DARVEL
LES MOUTONS ÉLECTRIQUES
264pp - 19,90 €

Bifrost n° 91

Critique parue en juillet 2018 dans Bifrost n° 91

Ce n’est pas de la science-fiction, pourtant il s’agit bien d’un voyage vers une planète inconnue : les confins de l’Amazonie au début du xx e siècle sont aussi éloignés de notre réalité que, disons, la Cité Terre du Monde inverti. Un lieu où la rationalité, les savoirs et les certitudes ne servent plus à grand-chose. Avec Femmes d’argile et d’osier, Robert Darvel délaisse Harry Dickson, dont il a prolongé les aventures dans une série de récits fidèles au modèle original (voir le dossier consacré à Jean Ray dans le n° 87 de Bifrost), pour relater un épisode de la vie d’Hiram Bingham, historien et explorateur. Alors qu’il étudiait la culture inca au Pérou, Bingham entendit parler d’une cité perdue dans les environs du Machu Picchu. La quête de ce lieu mythique devint dès lors son idée fixe, et il réussit à convaincre suffisamment de monde pour organiser une expédition.

Un explorateur obsessionnel, des ruines mystérieuses, des fleuves à remonter ou à franchir, une jungle impénétrable, des bêtes sauvages, des autochtones hauts en couleurs, de la magie vaudou ou végétale… On imagine bien quel récit d’aventures exotiques plein d’effets et de rebondissements l’auteur aurait pu tirer de cette histoire vraie. Or, il escamote très vite cet horizon d’attente en quelques séquences où se concentrent découverte du site inca et rencontre des étranges femmes du titre : désintérêt immédiat de Bingham pour les ruines, l’explorateur n’ayant de cesse, dès lors, de chercher l’introuvable, c’est-à-dire un passage magique vers le monde inversé où vivent ces belles poupées golem.

Au fond, Femmes d’argile et d’osier est moins un récit d’aventure qu’un récit sur le désir d’aventure, voire le désir tout court. Et ce désir est toujours un fantasme : une soif de conquête et de domination (le colonialisme pillard des capitaines d’industrie et, à quatre siècles de distance, des conquistadors), ou la projection de rêveries moites (les utopies, ou les appétits charnels, de Bingham). Comme il n’y a pas de désir sans frustration, la rétention du spectaculaire répond ici à l’idée que l’échec est le moteur de la vie, car c’est en n’aboutissant pas que la quête peut sans cesse être relancée.

Si le livre peut paraître bien sérieux dans son refus d’hystériser l’aventure ou de sacrifier à l’infantilisme qu’on reproche parfois à la SFF, il n’en est pas moins merveilleux et même enfantin. Il rappelle que c’est justement le sérieux qui fascine les jeunes lecteurs dans certains récits d’aventure. Chez Stevenson ou chez Verne, ce n’est pas l’enfance qu’on recherche, mais une preuve que les rêves d’exploration peuvent s’accomplir dans la vie adulte. Que tente précisément de raconter Darvel sous les oripeaux du conte sylvestre ? Peut-être que si les pères comme Bingham délaissent parfois femme et enfants, c’est qu’ils ne peuvent cesser de rester eux-mêmes des enfants, d’insatisfaits rêveurs sous leur masque savant et sévère. Le récit se prive à mon sens de développements intéressants en ne faisant qu’évoquer de manière superficielle Alfreda, la femme de Bingham, dont on devine ce qu’elle doit apprendre à accepter : l’incurable immaturité que la position sociale et l’autorité de son époux dissimulent mal, la laissant dans l’attente, entre amour et abandon, entre le foyer déserté de New Haven et les jungles et les femmes chimériques.

De même qu’Alfreda est tragiquement effacée, Bingham, malgré ses qualités de flegme, de pragmatisme et de curiosité, peut paraître terne, et c’est donc dans l’étonnante galerie de seconds rôles qu’il faudra rechercher un peu de charisme ou de grandeur. Comme ses protagonistes, le livre n’est jamais où on l’attend. Tout en retenue dans l’action – parfois, jusqu’à la vacuité –, la forme, en revanche, est d’une constante densité, par le jeu notamment d’un style emphatique, à la limite de la grandiloquence. Ces actes manqués, ces clairs-obscurs narratifs et stylistiques, conjugués à l’absence de dimension politique (alors que comme l’avait bien compris Lucius Shepard, tout est politique en Amérique du sud, y compris la magie), rendent cette histoire attachante difficile à apprivoiser.

Sam LERMITE

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