Pierre Jourde est né à Créteil en 1955 ; aux dernières nouvelles, il enseignait la littérature à Valence (université de Grenoble III). Avant la parution — passée quasiment inaperçue — de Festins secrets, il a fait parler de lui à deux reprises. D’abord en 2002 en s’en prenant à la littérature contemporaine et à ses baudruches surmédiatisées dans son passionnant essai La Littérature sans estomac (dont on ne saurait trop conseiller la lecture), puis en 2003, avec la parution de son roman Pays perdu (l’Esprit des péninsules, réédité chez Pocket) qui lui a valu d’être agressé et caillassé par certains habitants de son village, ces derniers s’étant visiblement reconnus dans le portrait noir que l’auteur dressait d’un coin de France profonde, mesquin et méchant, portrait sans concession qui évoquait tout autant Enfer clos de Claude Ecken que les meilleurs pages de Pierre Pelot quand il officie dans sa veine vosgienne de La Forêt muette, Natural Killer ou de L’Eté en pente douce.
D’ailleurs, avec Festins secrets, on navigue dans le même registre que La Forêt muette (entre horreur, schizophrénie et régionalisme) et dans la même géographie (le nord-est détruit par le chômage, ses forêts inquiétantes, ses champs à corbeaux qui excrètent régulièrement diverses reliques de la Grande Guerre : os, munitions, bouts de vêtements).
Au tout début du roman, un jeune professeur — Gilles Saurat (condamné à ne rien savoir ?) — est muté à Logres, près de Nancy, et se voit chargé d’éduquer deux classes de débiles mentaux vaguement consanguins qui n’ont aucune envie d’apprendre le français (ils communiquent par grognements) et savent déjà tout ce qu’il y a savoir sur la violence, le foot, la misogynie et l’abus d’alcool. Dans cette grisaille urbaine, inquiétante, où se produisent de nombreuses disparitions, où les notables dînent ensemble à la table lugubre de sa logeuse Mme Van Reeth, Gilles Saurat va se perdre, se heurter au Système (l’éducation nationale), passer à côté de la trop humaine Mylène Garcia, sombrer dans la dépression et peut-être même la folie… À moins qu’une conspiration extrêmement élaborée ne…
Festins secrets est un choc, du moins ses deux cents premières pages (ensuite, l’auteur a légèrement tendance à s’enliser, se répéter et même tirer à la ligne ; mais quel début !). Tel Jeffrey Beaumont (le personnage principal de Blue Velvet interprété par Kyle MacLachlan) découvrant les sordides secrets de Lumberton, Gilles Saurat va découvrir peu à peu une partie de ce qui est celé dans Logres, seulement une partie car la ville (comme toute ville) est comme l’éléphant : une fois à ses pieds, on ne peut plus l’embrasser d’un seul regard. Saurat s’enfonce dans un Twin Peaks lorrain, presque kafkaïen : pédophilie, anthropophagie, fantômes, menaces, folie… Mais quelle est cette France qui nous est proposée ? Jourde ne répond pas vraiment, tout comme David Lynch ne répond pas aux questions les plus épineuses que posent ses films. Jourde préfère nourrir sa prose précise, noyer le lecteur sous les mots, les flots d’impressions et de perversions (il s’intéresse à la forme, presque jusqu’à l’excès, et résout son roman avec une pirouette guère satisfaisante qui fissure l’édifice au lieu de le poser). Etonnamment, malgré le cadre extrêmement moderne de ce roman débordant de racaille, sa lecture évoque plutôt des romanciers « classiques » : Maupassant (il y a du Horla dans ce Gilles Saurat), Zola (le monde de l’Education Nationale éclairé comme celui de la mine dans Germinal, entre ombres et ténèbres), Balzac (la comédie humaine est devenue une tragédie inhumaine, avec toujours, au centre du propos, l’argent et le pouvoir dans la bourgeoisie, ici de province) et Huysmans (pour les passages décadents et/ou néo-décadents).
Roman crépusculaire, récit d’une rare érudition, pamphlet parfois réactionnaire, souvent progressiste, pilonnage en règle de l’Education Nationale telle qu’elle est pensée depuis mai 68, Festins secrets est un livre complexe, qui dérange et manque de peu le label, l’étiquette « 100% formidable » : c’est certes écrit à l’estomac, magnifiquement, mais le tempo va diminuendo, ce qui, sur plus de cinq cents pages, n’est pas sans poser quelques problèmes. Reste un livre qui devrait intéresser, voire passionner, certains lecteurs de Bifrost, surtout ceux qui enseignent. Un long livre, donc, un voyage (célinien) au bout du professorat en zone difficile qui, à bien y réfléchir, en dit long sur la société d’hypocrisies et de lâchetés quotidiennes dans laquelle nous vivons.