Comme l’avait très élégamment formulé son confrère Neil Gaiman, « George R.R. Martin is not your bitch. » Il peut bien prendre son temps pour publier la suite du « Trône de Fer » ; et il peut aussi s’amuser avec cet univers pour en dériver des livres d’un autre ordre.
Ce qu’est Feu et sang — un fort volume, forcément coupé en deux par Pygmalion (il faudra attendre mai pour la deuxième partie…), et qui s’inscrit dans l’univers du « Trône… » sans en être la suite tant attendue. L’auteur préfère nous narrer, sur le mode de la chronique historique, les 300 ans qui ont précédé le commencement de sa fameuse saga, trois siècles qui correspondent au règne de la dynastie Targaryen sur les Sept Couronnes de Westeros.
Document de travail ou préquelle, peu importe : on est tout de même très tenté d’y voir l’équivalent martinien du Silmarillion de Tolkien. À ceci près que comme souvent, cette analogie, séduisante de prime abord, s’avère vite assez peu fondée — il n’y a rien ici de l’esprit très épique et mythologique de la saga du Premier Âge, qui est le cœur du « légendaire » tolkiénien, et dont les romans de hobbits, plus célèbres, ne sont en définitive qu’une excroissance. Et c’est bien naturel : l’entreprise de Martin ne remonte pas aux sources les plus lointaines de son univers, juste à celles qui fondent directement sa série dans un passé proche ; les archaïsmes ne sont pas de mise, et la chronique historique adopte un ton en définitive proche de celui des romans. À vrai dire, c’est là même que se situe sans doute sa limite : Feu et sang ne donne guère l’illusion d’être écrit par un archimestre, sans être tout à fait un véritable roman non plus — il est un peu le cul entre deux chaises, disons.
Par chance, cela ne suffit pas à en diminuer l’intérêt — et le livre se dévore… La Conquête de Westeros par Aegon est plus ou moins expédiée — les dragons, ça aide. L’idée étant qu’en fait, si conquérir est « facile », régner s’avère autrement plus difficile — même pour des monarques aussi avisés que le roi Jaehaerys et sa « bonne reine » Alysanne ; alors, quand le pouvoir échoit à des brutes cruelles ou à de faibles imbéciles… Or il n’en manque pas, à Westeros, dans les rangs des Targaryen comme dans ceux de leurs ennemis.
Dès lors, même avec davantage de dragons, on retrouve dans Feu et sang les intrigues complexes, où la haute politique se mêle sans cesse avec la basse, qui ont fait la renommée du « Trône de Fer », et tout ce qui va avec — les mauvaises langues diraient « du sexe et du sang », avec un goût prononcé pour l’inceste, mais on ne s’en plaindra pas : la matière est bien amenée, et fonde effectivement certains thèmes majeurs de la série, comme les querelles entre le Roi et la Foi… et au sein de la famille régnante (abondante, avec une généalogie tordue). Les difficultés comme les gloires des Targaryen sonnent généralement juste, et on est tenté, comme l’auteur lui-même l’admettait volontiers, parlant plus généralement du « Trône de Fer », d’y chercher des emprunts, ou des allusions, aux « Rois maudits » de Maurice Druon — entre autres. Mais avec les pendules remises à l’heure ? S’agissant notamment du rôle des femmes dans cette complexe histoire : les rois occupent peut-être le devant de la scène, mais reines et princesses, ladys et septas, d’autres au pouvoir moins « légitime » parfois, comptent au moins autant sinon plus que les brutes en armure aimant à manier l’épée.
Une réussite — pas sans défauts, mais un livre qu’on dévore de toute façon. Dont on salive à l’avance du festin que pourrait être la suite…