Second recueil de nouvelles pour Luvan chez Dystopia, après Cru en 2013. Sous une très intrigante couverture de Stéphane Perger, où les routes et cours d’eau d’une carte répondent aux lignes de la main, Few of Us s’intéresse donc, comme son titre le suggère, à certains destins minuscules, à quelques bouts d’humanité. Même si cette humanité peut nous faire goûter la noirceur la plus totale : « Marhem », qui ouvre l’ouvrage, nous décrit de manière âpre et glaciale une Érythrée ravagée par les mines anti-personnel, où un serpent noir se révèle à la protagoniste comme annonciateur des catastrophes à venir. Le ton est donné, et ne changera pas par la suite. Chez Luvan, le lecteur a rarement l’occasion de rigoler – les personnages encore moins, eux qui ne peuvent maîtriser leur destin, brisés qu’ils sont par l’existence, leur environnement. Qu’il s’agisse d’un clandestin à la frontière entre Mexique et États-Unis, de personnes marginalisées, ou encore d’un homme dont le nom même (Klein, soit « petit », en allemand) est à l’unisson de sa destinée, la plupart tentent de garder la tête hors de l’eau, mais sans y parvenir véritablement. D’autant que ceux qui renoncent ne sont pas toujours les plus à plaindre.
Bouleversantes d’humanité, ces nouvelles s’inscrivent aussi en plein dans le fantastique. On croisera de fait quelques figures classiques : une lamie, des créatures monstrueuses, et sans doute quelques fantômes. Mais, là où Luvan innove, c’est dans le traitement de la thématique : l’argument fantastique n’est jamais central, mais toujours indispensable car il fait corps avec les autres thèmes du texte, qu’il s’agisse de critique sociale, de dénonciation des horreurs de la guerre ou de lutte contre les discriminations. Un fantastique social, donc, qui ne ressemble vraiment à aucun autre (si l’on devait toutefois évoquer une parenté avec d’autres écrivains, on suggérerait sans trop se tromper Léo Henry, avec qui Luvan a d’ailleurs collaboré à plusieurs reprises).
Luvan a une voix reconnaissable dès les premières lignes. La langue est chez elle décortiquée, malaxée, scandée parfois, s’envisage en outil d’affirmation, de revendication. La puissance d’évocation hors normes vous happe dès l’entame et vous laisse, exsangue, à la fin du texte, quand vous envisagez de refermer l’ouvrage pour vous aérer l’esprit quelques instants avant de reprendre la lecture, éprouvante, mais si envoûtante. L’expérimentation, omniprésente, n’est jamais gratuite ; même quand il s’agit de la retranscription d’une improvisation radiophonique ou d’une biographie à la mise en page « tonnante » (gros caractères à l’horizontale), elle n’est là que parce qu’il s’agit de la meilleure manière de servir le récit, susciter l’effroi ou l’émotion.
Recueil fantastique d’une noirceur insondable où scintillent toutefois des étincelles d’humanité qui ne sont pas près de s’éteindre, Few of Us confirme donc, après Cru, que le fantastique s’est découvert une nouvelle voix, entière et inextinguible. Incontournable.