Sean MCMULLEN, Jim DEDIEU, Roland FUENTÈS, Alex NIKOLAVITCH, Jeffrey FORD, Ursula K. LE GUIN, Margaret ATWOOD, Ellen KUSHNER, Guy COSTES, Jean-Michel MARGOT, François ANGELIER, Juan Miguel AGUILERA, Jean-Jacques RÉGNIER, Marie-Pierre NAJMAN, Ter
LES MOUTONS ÉLECTRIQUES
19,00 €
Critique parue en avril 2005 dans Bifrost n° 38
Le moins que je puisse confesser, pour commencer cette recension que j'espère la plus sincère et la plus complète possible, c'est que j'ai été plutôt étonné et très déçu quand j'ai ouvert l'enveloppe des Moutons électriques éditeur qui contenait le nouveau Fiction, c'est à dire l'exemplaire number one de la résurrection de la plus mythique des revues d'imaginaire du paysage français. En quelques secondes à peine, nombre d'adjectifs me sont venus à l'esprit : marron, carré, austère, anti-commercial, hideux… Rien de très positif, d'autant plus que la carte kraft utilisée pour la couverture me rappelait furieusement celle de la littérature blanche chez Denoël (à juste titre, c'est exactement la même) et que le motif d'engrenages de la première de couverture n'avait de cesse de m'évoquer la propagande marxiste-léniniste de la fin des années vingt, ce qui est pour le moins peu flatteur (mais qui a dû pas mal faire marrer Fritz Lang, le papa de Métropolis, où qu'il se trouve). Mais bon, quand on achète une boîte de foie gras, on ne mange pas l'emballage métallique… Ouvrons donc l'objet, si vous le voulez bien, et intéressons-nous — aaaargh ! — à la mise en page intérieure. Une ligne veuve page 5, des lignes trop longues pour les fictions, des marges trop étroites, des caractères parfois trop petits (pour mes yeux de trentenaire DVDphage), des photos « sans rapport avec l'objet » pour illustrer les textes, des dialogues où les guillemets s'ouvrent et se ferment n'importe comment… Bon, ça ressemble plus à une revue d'architecture des années cinquante qu'à une revue de SF/fantasy moderne… La Poste se serait-elle fourvoyée, acheminant jusqu'à ma boîte aux lettres par mégarde « Intérieurs postmodernes ; pour en finir avec les appartements haussmanniens » à la place de Fiction ? Rapidement, l'introduction, fort bonne au demeurant, empêche tout doute de planer.
« … Nous désirons que Fiction soit une revue ouverte, qui publie certes de la science-fiction et de la fantasy, mais aussi du fantastique, de l'étrange, de l'inquiétant, de l'insolite et beaucoup d'autres textes plus ou moins classables. En tâchant d'éviter l'orthodoxie et l'intégrisme qui, comme le crime, ne paient jamais. Parce que l'orthodoxie est mauvaise conseillère, parce que l'intégrisme est le censeur des plaisirs. » pages 6-7.
Après cette profession de foi, tout à fait sympathique et par moments brillante, je me suis plongé dans le premier texte du volume : « Jusqu'à la pleine lune » de Sean McMullen, un auteur qui jusque-là avait eu tendance à me hérisser le poil, et qui, à ma grande surprise, s'en sort ici admirablement bien en nous proposant une histoire d'amour entre une jeune femme préhistorique tombée d'on ne sait où, Els, et un linguiste espagnol engagée pour communiquer avec elle. Très bon texte, très bonne traduction de Laurent Queyssi. Suivent trois vignettes de Jim Dedieu (un pseudo de David Calvo ?) dont le seul intérêt est la résonance toute burroughsienne de leur rhétorique, ainsi que deux nouvelles francophones et souterraines de Roland Fuentès et Alex Nikolavitch qui, à mon humble avis, sont certes bien écrites mais ne racontent absolument rien de palpitant. Avec « Création » de Jeffrey Ford, on change complètement de registre, pour s'intéresser à un enfant qui se crée de toutes pièces un homme d'argile, une sorte de golem des bois. Le texte est plaisant, évoquant « The Fetch » de Robert Holdstock et certains textes d'Elizabeth Hand, mais il n'y a pas de quoi sauter au plafond, surtout si on regarde d'un peu trop près la traduction qui nous est proposée, un travail à géométrie variable signé Thierry Chantraine. Après Jeffrey Ford, arrive le gros morceau de ce numéro de Fiction : un faux dossier Ursula K. Le Guin, composé de deux nouvelles de l'autrice californienne, d'un article de Margaret Atwood et d'un hommage d’Ellen Kushner. N'étant pas un grand fan d'Ursula Le Guin, c'est avec appréhension pour le moins que j'attaque ces textes d'ethno-SF… Pas de surprises en ce qui me concerne, ils sont d'un ennui phénoménal, et de plus traduits au casse-noix par une jeune femme qui n'est pas tombée d'un arbre-à-style. Bon, à ce stade de ma lecture, je suis à peu près convaincu que cette revue ne s'adresse pas à moi, mais plutôt aux lecteurs restés bloqués sur la S-F des années soixante/soixante-dix. Et ce n'est pas la nouvelle bavarde et très Gay&Lesbian de Ellen Kushner qui ravive ma curiosité. Ni le faux dossier Jules Verne, dans lequel la nouvelle intello-chiante de Juan-Miguel Aguilera se lit sans plaisir ni déplaisir. Mais le pire reste à venir, en l'occurrence le texte interminablo-comico-chiant de Jean-Jacques Régnier et le truc mal raconté et incompréhensible de Marie-Pierre Najman, où il est question de clodos-extraterrestres qui sont en fait des clodos-faunes lyonnais. Le meilleur texte du volume se trouve sur la fin, « Presque chez soi » de Terry Bisson ; une très belle novelette où l'on suit le voyage en avion de fortune de trois gamins jusqu'à une ville qui ressemble beaucoup à la leur, mais qui n'est pas la leur (une fois de plus un texte extrêmement chargé de nostalgie ; on n'a de cesse de penser au Petit Prince d'Antoine de Saint-Exupéry). La dernière fiction du numéro est un des fameux contes siluriens de Steven Utley, en l'occurrence un faux article sur l'existence d'un rocher couvert de graffitis situé sur le « site principal des expéditions paléozoïques ». Certains trouveront cet Objet Littéraire Non Identifiable génial ; il me semble surtout verbeux et vain, tout en étant d'une stupéfiante originalité.
On l'aura compris, ici les fictions n'ont pas pour but d'être de « dangereuses visions », rien n'est choisi/publié pour vous foutre les tripes à l'air (à part quelques concepts sociaux très forts noyés dans les textes de Le Guin) et, par voie de conséquence, les deux belles nouvelles humanistes de Terry Bisson et Sean McMullen ne trouvent aucun contrepoint.
Pour tout arranger, le premier numéro de ce Fiction « New Deal » se finit de la pire façon qui soit, avec un article de Francis Valéry qui aurait pu être passionnant si ledit Francis Valéry ne parasitait pas sans cesse ses « critiques littéraires » par des relents d'aigreur éditoriale destinés à nous faire croire, entre autre, que CyberDreams a eu un rôle majeur dans la pénible survie de la science-fiction en France. Quand on se souvient de ce qu'était CyberDreams et quand on connaît les ventes réelles de ladite et défunte revue, on ne peut que ricaner.
Si Fiction renaît dans la continuité, de Fiction évidemment, de Yellow Submarine avec la novella de Jean-Jacques Régnier, de CyberDreams et Ténèbres par l'entremise de l'article (à la fois passionnant et grotesque) de Francis Valéry, reste qu'au-delà de cet héritage qui me semble plus handicapant qu'autre chose, ce nouveau premier numéro échoue à livrer un texte choc, de ceux dont on se souvient toute sa vie. Poussés par leur fibre nostalgique, les aficionados quarantenaires suivront sans doute le mouvement, mais il est à craindre que le gros des lecteurs actuels de SF/fantasy — qui veut de l'aventure et de l'action (réalité du marché, s'il en est) — reste à la porte, celle-ci étant désespérément marron, peu engageante.
« I see a brown door and I want it painted black… »