Jonathan CARROLL
AUX FORGES DE VULCAIN
352pp - 19,00 €
Critique parue en janvier 2020 dans Bifrost n° 97
Régulièrement publié en France dans les années 80-90 (chez J’ai Lu et dans la collection « terreur » de chez Presse Pocket, Jonathan Caroll a subitement et de manière incompréhensible disparu du paysage éditorial. C’est donc une manière d’injustice que réparent les éditions Forge de Vulcain en rééditant les premiers ouvrages du cycle dit de Rondua (qui en comprend six dont deux inédits en français), chaque opus pouvant se lire de manière totalement indépendante. L’explication d’une telle éclipse tient peut-être, pour un milieu qui n’aime rien tant qu’étiqueter et classifier les auteurs rentrant dans son champ gravitationnel, à l’impossibilité d’établir une taxinomie valable. Un temps catalogué entre horreur, suspense et fantastique, on a aussi entendu à propos de Caroll, du fait de son goût pour la culture en général et de son refus de céder au gore, au spectaculaire, qu’il était un auteur cérébral, et que, puisque qu’elle s’adressait plus à la raison qu’aux tripes, cette œuvre était élitiste. En d’autres termes, cela signifie que Flammes d’Enfer serait « un livre pour bibliophiles », comme on l’entend dire parfois à propos de récits qui font primer l’intellect sur le sensoriel, l’intelligible sur l’adrénaline.
On pourrait s’interroger longuement sur ce que pourrait être un livre pour bibliophile, mais il y a plus intéressant : ce mot de bibliophilie, si chargé de sens autrefois, si suspect aujourd’hui, et surtout si peu fiable qu’il est devenu sage de ne plus s’y identifier, ne nous reviendrait-il pas en pleine figure de la manière la plus catégorique, sous des tours pourtant nonchalants, avec ce pur bloc d’abîme et de littérature en quoi consiste Flammes d’enfer ? Car Flammes d’enfer est un superbe morceau de littérature sur la littérature (ici rapportée au genre fantastique, et au conte). C’est à la fois le livre d’un écrivain interrogeant sa bibliophilie et un livre qui, chez le lecteur, ne cesse d’interroger le bibliophile. La bibliophilie, dans ce cadre, doit s’entendre au sens dépouillé d’amour ou d’amitié : le goût du livre, des textes, du rapport qu’ils entretiennent entre eux et de ce qui les peuple. Quelles formes peut-on donner, dans un livre, à cet amour-là ? La réponse de Caroll est à la fois très classique, très pragmatique et pourtant bouleversante.
Flammes d’enfer , loin d’être élitiste, raconte d’abord une histoire toute simple et en apparence anodine, celle d’un américain exilé à Vienne qui, en tombant amoureux, se découvre des pouvoirs et voit sa vie basculer progressivement dans l’irrationnel. Walker Easterling travaille dans l’industrie du cinéma, il scénarise des films de genre. Il ne sait rien de son passé, si ce n’est qu’il a été trouvé dans une poubelle. Rien de tout cela – amour, attrait pour la magie, mystère des origines – évidemment n’est un hasard. Le comble survient quand il découvre sur le médaillon d’une tombe la photo d’un autre lui-même, mort depuis trente ans. Commence dès lors une enquête qui le poussera, après une initiation chamanique, à remonter le fleuve de l’histoire et à se confronter à de nombreux fantômes. Ceux de personnes qu’il a aimées (une ancienne femme, toujours vivante, un fils à la beauté du diable), ceux des êtres qu’il a incarnés ou côtoyés dans ses vies antérieures, ceux de personnages à demi mythologiques comme ce nain monstrueux droit sorti d’un conte des frères Grimm, qui semble prendre un malin plaisir à le harceler, et par lequel Walker percera le secret de sa naissance.
Méditant sur une plage californienne au crépuscule, errant dans le labyrinthe fantasmagorique des rues de Vienne sous la neige, ou encore plongé dans un rêve régressif, Walker avance néanmoins sans peur vers le dénouement, le lieu où tous les fils de ses multiples incarnations se rejoignent, où tous les mots du conte aboutissent, et qu’un effort d’imagination peut transformer. Cette trame suffit en elle-même à inscrire Flammes d’enfer dans la grande tradition du roman fantastique américain, de Bradbury à Shepard, mais aussi dans celle de la littérature comme l’art qui se nourrit de lui-même, à travers les époques et les formats, pour mieux enregistrer la mort et accompagner les vivants.
Au-delà de la trame, il y a l’étoffe dans laquelle Caroll taille son livre, ce tissu serré de métaphores, exhalées comme autant de râles poétiques. Des enfants s’envolant par la fenêtre d’une école de pierre, au temps des rafles nazies ; un dinosaure marin surgi au large des côtes californiennes ; un chat-devin (à neuf vies ?) qui retrouve la vue mais qui ne veut pas voir : tout prend ici sa consistance impossible, entre brume opalescente et noire sorcellerie, par la seule puissance d’une plume déliée qui mélange les vies antérieures de ces personnages de conte aux visions intérieures de l’écrivain qui leur donne doublement vie. Contrairement à ce qu’on dit, il n’y a sans doute pas de flammes en enfer. C’est sans doute pour ça que Jonathan Caroll continue d’y croire et de fabriquer pour nous un en-bas rempli de mots et merveilles.