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              LE VISAGE VERT
               262pp                -                19,00 €             
Critique parue en juillet 2025 dans Bifrost n° 119
Ce billet se focalise sur les deux ouvrages : L'Invitation à la mort et autres contes chimériques (1906-1907) et Le Fantôme dans la rose et autres contes visionnaires (1907-1914).
Le nom de Lucie Delarue-Mardrus (1874-1945) n’évoque plus rien pour personne, n’étaient quelques rares thuriféraires de la littérature de la première moitié du feu siècle. La dame fut pourtant une écrivaine de premier plan qui commença comme poétesse avant de passer aux contes dès 1906, puis aux romans.
Après que ses parents eurent refusé sa main au capitaine Philippe Pétain, elle épousa un orientaliste, le Dr Joseph-Charles Mardrus, qui lui fut une sorte d’égérie matérialiste et favorisa sa carrière par son entregent. Avant que le couple ne divorce, et que la belle ne laisse libre cours à ses penchants saphiques.
Elle écrivit plus de 400 contes, de nombreux romans, de la poésie et bien d’autres choses encore. S’applique parfaitement à elle la formule de l’américain Hugh B. Cave disant que « c’était une époque où il fallait faire fumer la machine à écrire pour faire bouillir la marmite ».
Les deux volumes proposés par Le Visage Vert reprennent les 70 contes qu’elle publia dans les colonnes du Journal (qui tirait à un million d’exemplaires à l’époque !), entre le 8 juin 1906 et le 31 juillet 1914. Le conte de presse, genre littéraire aujourd’hui éteint, exigeait productivité et régularité — en un mot : professionnalisme. Or, professionnelle, Lucie Delarue-Mardrus l’était. Par ses inclinations à l’étrange et au merveilleux, l’autrice se démarquait de la plupart de ses consœurs et confrères bien plus réalistes, à l’instar de Henri Duvernois. Elle était plus proche de la notion actuelle de conte, laissée par Perrault, Andersen ou les frères Grimm. Si elle avait vécu un peu plus avant, nul doute que ses contes auraient pu trouver place dans la rubrique insolite de Fiction. Les termes de chimériques, visionnaires, oniriques, merveilleux, reviennent dans le riche paratexte ici proposé ; fantasmagorique, aurait-on aussi pu dire.
Le thème récurrent de ces contes est la nostalgie de l’enfance perdue dans un passage à l’âge adulte qui obère le merveilleux. C’est ce même thème que Serge Lehman traita de façon masculine et plus moderne dans L’Inversion de Polyphème (Le Bélial’, mars 2025). Pour elle, c’était mieux avant. Elle est en cela réactionnaire (bien qu’il ne faille nullement donner à ce terme ses connotations péjoratives actuelles), et en phase avec sa vie personnelle. Comme dans « Le Pays des Fées », de son contemporain germanique Hanns Heinz Ewers, le merveilleux ne réside bien souvent que dans la seule manière de voir. Cette nostalgie du paradis perdu de l’enfance est volontiers une métaphore plus large de la société, de la civilisation qu’elle ne conçoit que comme une factualité prosaïque, d’un monde en proie à l’entropie, dira-t-on un demi-siècle plus tard. Elle brosse souvent le tableau de différences sociales de l’époque, sans juger, estimant ses lecteurs à même de le faire par eux-mêmes.
Ces ouvrages indispensables ressuscitent une qualité d’écriture désormais oubliée. Il y a deux raisons d’acquérir ces livres : les 70 contes en eux-mêmes, bien sûr, mais aussi les préfaces de Leila De Vincente et Nelly Sanchez, et plus encore la postface de Jean-Luc Buard (attention, spoiler), qui sont d’une richesse et d’une précision ahurissantes, regorgent de données bio et bibliographiques, sans parler des annexes, qui recèlent une foultitude de détails sur les publications d’une femme de lettres qu’il convenait d’extraire d’un oubli où elle avait déjà commencé à sombrer de son vivant. Le paratexte ici offert par l’éditeur, pas loin de 130 pages pour les deux volumes, est tout simplement phénoménal, et représente une somme de travail considérable. Merci au Visage Vert et aux auteurs.
Jean-Pierre LION