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Les critiques de Bifrost

Critique parue en janvier 2015 dans Bifrost n° 77

C’est peu dire que chaque nouveau roman de Thomas Pynchon fait l’événement. Avec neuf ouvrages en cinquante ans, on ne peut guère l’accuser d’être un pisse-copie – même si les trois derniers sont sortis en moins d’une décennie, une prolixité inhabituelle pour l’auteur.

Fonds perdus commence le premier jour du printemps 2001, à New York. Détective privée ayant perdu sa licence, Maxine Tarnow (mélange entre l’Œdipa Mass de La Vente à la criée du lot 49, guère plus apaisée, mais désormais mère de famille et affligée d’un ex-mari-pas-si-ex, et Doc Sportello, le détective privé azimuté de Vice caché) est contactée par un ami cinéaste expérimental qui envisage de tourner un film sur hashslingrz, une société de sécurité en ligne qui n’a curieusement pas coulé suite à l’explosion de la bulle internet quelques mois plus tôt. Ledit cinéaste peine à obtenir toutes les informations nécessaires et charge Maxine d’enquêter sur hashslingrz. Il s’avère que cette société fait transiter de grosses sommes – les fonds perdus du titre – à destination du Moyen-Orient, tout en étant en lien étroit avec la NSA. Que fabrique le fondateur de hashslingrz, l’insaisissable Gabriel Ice ? Quelque chose d’énorme se tramerait-il ?

« Pour moi, non, la paranoïa est l’ail dans la cuisine de la vie, pas vrai, il n’y en a jamais trop », déclare l’un des personnages du roman. Mais règne ici un goût de cendres : celui des débris du World Trade Center. Comme dans tout bon Pynchon, la paranoïa et le complot rôdent, avec un terreau ici des plus propices : on sait combien l’effondrement des tours jumelles a suscité son lot de théories conspirationnistes. Alors, où se trouvent les traces du complot en question : dans les chiffres aléatoires que crache un ordinateur et qui cessent de l’être aux alentours de la date fatidique ? Dans la chute des actions de la compagnie United Airlines ? Dans ce DVD que retrouve Maxine, où l’on voit des snipers s’exercer du toit d’un immeuble ? Dans les arcanes du Web Profond, hanté par des hackers en goguette – un Web inaccessible aux moteurs de recherche, une « décharge qui s’étale à l’infini », traité par Pynchon quasiment comme un monde de fantasy, aux règles floues ?

Au fil de ses romans, Pynchon questionne l’histoire américaine – du tracé de la ligne Mason-Dixon en 1763-67 jusqu’à l’orée du XXIe siècle et la chute des tours du World Trade Center. Avec humour, nostalgie et un zeste de bordel d’entropie, il met en ici scène la Silicon Alley new-yorkaise qui se remet d’une gueule de bois, celle de l’éclatement de la bulle Internet, et ignore ce qui va bientôt arriver : les attentats aériens. Et l’auteur de tirer le triste constat des conséquences de cette dernière attaque sur l’état du pays : «  Le 11 septembre infantilise ce pays. Il avait l’occasion de grandir, au lieu de cela il a décidé de retomber en enfance », déclare l’un des personnages.

Volontiers allusif et elliptique, truffé de jeux de mots plus ou moins traduisibles et de références plus ou moins évidentes, Fonds perdus contient sa galerie de personnages excentriques, des chansons, une intrigue complexe ou peut-être juste floue, le tout soutenu par une érudition sans faille – l’exégèse du roman pynchonien s’avère aussi longue que le texte qu’elle analyse – qui table sur l’intelligence du lecteur. Néanmoins, et à l’inverse des monstrueux et complexes Arc-en-ciel de la gravité et Contre-jour, difficiles d’accès, ce dernier roman en date s’avère plus accessible (ouf !), et renoue avec la veine « detective story » déjantée du précédent Vice caché (dont l’adaptation filmique par Paul Thomas Anderson est prévue pour le mois de mars), ou du classique Vente à la criée du lot 49. Une bonne introduction à l’œuvre du romancier.

En somme, Fonds perdus est comme un roman de Thomas Pynchon : la même chose, seulement différent. Et la différence, par les temps qui courent, ça fait du bien…

Erwann PERCHOC

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