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Les critiques de Bifrost

Foyer Sainte-Lucie pour jeunes filles élevées par les loups

Foyer Sainte-Lucie pour jeunes filles élevées par les loups

Karen RUSSELL
ALBIN MICHEL
272pp - 20,00 €

Bifrost n° 76

Critique parue en octobre 2014 dans Bifrost n° 76

Voici un recueil de neuf (et non pas dix, contrairement à ce qu’indique l’éditeur) nouvelles des plus étranges. Des textes inclassables qui n’auraient pas déparé la rubrique « Insolite » de feue la revue Fiction. Un vrai bazar du bizarre…

La quatrième de couverture évoque un imaginaire digne de Lewis Carroll et de Stephen King. S’il est explicitement fait allusion à Lewis Carroll page 153 : « Ce n’est pas précisément un trou de lapin où dégringoler par inadvertance », c’est la mise en scène récurrente d’ados ou d’enfants qui justifie ces références auxquelles j’ajouterais volontiers Serge Brussolo, pour les raisons ci-dessus, mais surtout parce que Karen Russell sait, comme lui, créer des endroits fantastiques sans recourir au fantastique ni au surnaturel. Sous la plume de l’Américaine les lieux les plus improbables semblent s’inscrire dans l’ordre naturel des choses. Quoi de plus normal en fait que d’avoir pour père un (pas le) minotaure qui part à la Conquête de l’Ouest ? D’être fille de loup-garou ? De trouver un masque de plongée permettant de voir les fantômes et, partant, de chercher celui de leur défunte sœur au décès de laquelle ils ne sont pas étrangers… L’une des plus belles histoires de fantômes qu’il m’ait été donné de lire…

La plupart de ces textes on pour cadre l’île — une île, peut-être sur la côte atlantique des Etats-Unis — qui finit par apparaître comme un de ces endroits surgis tout droit dans le monde de l’imagination de l’auteur, à l’instar du Vermillion Sands de Ballard ou de l’Archipel du Rêve de Priest. La moitié de ces contes comprend un élément fantastique ainsi que l’on vient de le voir. On y ajoutera une cité de conques géantes qui se visitent comme un parc d’attraction. Si les autres récits ne comprennent pas d’éléments aussi étranges, ils n’en sont pas moins bizarres pour autant !

Ainsi, un gamin qui s’intéressait à l’astronomie commence à faire quelques « conneries » d’ados au contact d’autres jeunes et à braver les interdits. Rien là-dedans d’extraordinaire, mais la manière fait glisser subrepticement le récit de l’autre côté du miroir. Dans un camp pour dormeurs perturbés, l’un des lieux les plus étranges et les plus réussis de Karen Russell, ceux qui rêvaient des calamités du passé se réjouissent de la survenue d’un événement macabre dans le présent sur lequel ils vont enfin pouvoir intervenir. Il y a encore ce « Rapport d’enquête » sur un accident survenu lors d’une manifestation traditionnelle dans une vallée perdue jadis conquise par les pirates. Et ce « Palais des neiges artificielles » où les adultes viennent se livrer à des jeux de leur âge.

En neuf nouvelles, Karen Russell nous convie à explorer la cruciale question : qu’est-ce que grandir, devenir adulte ? Il faut bien admettre qu’elle s’entend à merveille à faire miroiter les diverses facettes de la problématique. On y voit l’astronome en herbe se débarrasser des outils de la fonction pour ne pas risquer de se voir rejeté par la graine de petits voyous qu’il commence à fréquenter. Chacune des nouvelles apporte son éclairage particulier sur la question, l’aborde par un biais différent. Russell met en scène l’instant où le protagoniste bascule de l’enfance vers l’âge adulte avec une sombre sensibilité qui parfois dérange.

Une fois n’étant pas coutume, la quatrième de couverture dit tout ce qu’il y a à savoir sur ce remarquable recueil de l’auteure du très beau Swamplandia, et la présente comme une virtuose du bizarre ayant su créer un univers singulier où l’on croise des enfants terribles et des monstres tendres. Elle apparaît au détour d’une page comme l’héritière du Bradbury de La Foire des ténèbres ou du Sturgeon de Cristal qui songe. Tout amateur de littérature un brin décalée saura apprécier.

Jean-Pierre LION

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