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Les critiques de Bifrost

Fragment

Warren FAHY
JEAN-CLAUDE LATTÈS
468pp - 19,50 €

Critique parue en janvier 2010 dans Bifrost n° 57

En pleine Révolution française, en 1791, la corvette HMS Retribution, commandée par le capitaine Henders, donne la chasse aux mutins du Bounty qui, comme chacun le sait aujourd'hui, ont fini par s'installer sur l'île de Pitcairn. Croisant dans les immensités alors mal connues du Pacifique sud, limité au nord par la Polynésie Française, les possessions britanniques de Pitcairn et les îles chiliennes de Pâques, Sala y Gomez, San Felix et San Ambrosio, à l'est par la côte du Chili, à l'ouest par les îles néo-zélandaises des Chatham et des Kermadec et par l'Antarctique au sud, la corvette aborde une île inconnue, à laquelle le capitaine donne son nom, Henders, et où il perd un homme — attention de ne pas confondre l'île du roman, ceinte de hautes falaises et quasiment inabordable, avec l'île Henderson existant réellement à quelque 400 km environ au nord-est de Pitcairn.

Isolée à plus de 2000 kilomètres de toute autre terre, dans les 40e Rugissants, loin des voies habituelles de navigation, l'île de Henders retourne à l'oubli jusqu'à ce que, de nos jours, elle soit de nouveau abordée par le Trident. Le Trident est un énorme trimaran de 180 pieds affrété par Sealife, une émission de téléréalité à prétexte scientifique. Il faisait voile vers Pitcairn quand il reçut un appel de détresse en provenance de l'île de Henders sur laquelle la botaniste — et héroïne du roman — Nell Duckworth désespérait de pouvoir poser le pied.

Une équipe de tournage est donc amenée à pied d'œuvre. À peine débarquée, elle est immédiatement agressée et massacrée par la faune locale, d'une agressivité inouïe. Seuls Nell et le caméraman Zero Monroe s'en tirent d'extrême justesse. Le carnage ayant été retransmis en direct, le monde entier est au courant, y compris la Maison-Blanche et le Pentagone qui dépêchent sur place le porte-avion USS Enterprise et son escadre.

L'île de Henders s'est détachée du super continent de Pannotia il y a plus de 500 millions d'années, au moment de l'explosion de la vie du cambrien. L'île n'est que ce qui reste d'une terre à l'origine beaucoup plus vaste qui s'est amenuisée au fil des éons. Sur cette île se sont développées des formes de vie toutes infiniment plus performantes, agressives et résistantes que celles du reste de la planète. Les espèces les plus invasives, les prédateurs les mieux armés du monde extérieur ne tiennent que quelques minutes face à la faune de Henders. Même la mangouste ne fait pas le poids, trop lente, trop tendre. Warren Fahy n'a pas confronté les tardigrades à Henders, mais même ces créatures dotées de capacités de résistance absolument incroyables sembleraient devoir s'incliner devant tant de crocs et de griffes. La faune de l'île ravale Alien au rang de bon gros nounours et Jurassic Park à un tranquille paysage de Toscane. C'est un écosystème exclusivement voué à la prédation. Tout bouffe tout. Si une seule de ces formes de vie venait à gagner le monde extérieur, celui-ci serait voué à une extinction aussi totale qu'inexorable.

Il faut pousser assez loin la suspension de l'incrédulité pour apprécier ce roman. C'est en cela que Fragment s'avère davantage un roman de science-fiction plutôt qu'un thriller où l'effort tend vers une crédibilité maximale, à défaut de véracité. Fragment s'apparente donc plus à Téranésie de Greg Egan qu'à Jurassic Park de feu Michael Crichton. Que Warren Fahy ait choisi de nous conter ces événements jour par jour et heure par heure, voire minute par minute, n'y change strictement rien.

L'opposition entre Geoffrey Binswanger et Thatcher Redmond, deux chercheurs en biologie environnementale aux comportements et aux conceptions radicalement différentes, est l'un des éléments les plus intéressants du roman. Thatcher est une sommité médiatique chassant le best-seller et la monnaie, surfant sur les modes quitte à arranger la science à sa sauce à lui ; le genre qui ne s'effraie d'aucun coefficient de corrélation. Tout ce que n'est pas Binswanger. Bien que tous deux écologistes, leurs théories s'opposent tout autant. Binswanger soutient que l'intelligence est ce qui peut permettre à l'homme de chercher à vivre en harmonie avec son environnement. Thatcher prétend au contraire que l'intelligence conduit inéluctablement à l'anéantissement de l'environnement. Pour lui, le pire est une probabilité, et ce n'est qu'une question de temps pour que toute probabilité finisse par se réaliser ; pourvu que ce temps soit supérieur à celui nécessaire pour profiter au maximum des retombées de ses best-sellers, peu importe. Et vous lirez pour voir jusqu'où est prêt à aller ce nouveau Lyssenko pour imposer ses théories, théories qui, malheureusement, tendent à proliférer comme des bactéries dans une boîte de Pétri ou des organismes de Henders lâchés dans la nature…

Sans génie mais sans gros défaut, avec une tension dramatique assez soutenue au besoin par des ficelles un peu grosses, voilà un roman assez intéressant et, au demeurant, plutôt bon. Ce ne sera certes pas un nouveau jalon dans l'histoire des littératures de l'Imaginaire, mais pourquoi bouder son plaisir ?

Jean-Pierre LION

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