Michael MARSHALL
LIVRE DE POCHE
448pp - 7,10 €
Critique parue en mars 1999 dans Bifrost n° 12
Après Avance rapide, voici un second roman de Michael Marshall Smith traduit en français, dans une collection de polars dont les auteurs fétiches ne sont autres que Patricia Highsmith et Ruth Rendell. Si Frères de chair y est tout à fait à sa place, il ne s'agit pas moins de science-fiction à la mode cyberpunk. Enfin presque...
Le principal personnage, Jack Randall, est un flic déchu. Déchu, pas ripoux. Un marginal. Adultère et junkie, pour faire bonne mesure. Après que sa femme et sa fille aient été abattues, il a quitté New Richmond, la ville volante en panne depuis des lustres, et est parti travailler dans une ferme de clones. Un élevage de chair humaine. De la viande sur pieds de laquelle on prélève des pièces détachées selon les besoins des originaux. Là, il faut admettre que Smith fait fort comme bâtisseur d'enfer : les clones vivent nus dans des caves sombres et humides en attendant d'être dépecés à vif entre les viols et les orgies sadiques. Personne ne leur apprend seulement à parler. Sauf Randall. Et un jour, il est obligé de s'enfuir avec une demi-douzaine d'entre eux à l'aide du drone Ferraille.
De retour en ville, son pote Hal est flingué et les clones disparaissent à l'exception de Suej, Avec l'aide de Howie, un truand, il veut se venger de Vinaldi devenu le caïd de New Richmond par la grâce de Maxen, l'homme le plus puissant de la ville. Interviennent alors deux spectres du passé : Yhandim et Ghuaji. Des Yeux-de-feu, comme lui-même. Des hommes ressortis de la Brèche, un univers mi virtuel mi parallèle des plus bizarres où la prise de dope — du Raviss — est une condition de survie. Ils sont à la solde de Maxen, qui les a tirés de là...
La pègre et les truands à la Al Capone n'ont jamais fait partie des clichés de la S-F. Ils n'en constituent pas moins le motif central de ce roman, où s'agitent drones et clones entre réalité virtuelle et cités volantes. Entre Egan et Ellroy.
À la poursuite de Ghuaji, Randall et Vinaldi retournent dans la Brèche, où tous, y compris Maxen, ont fait la guerre dans leur jeunesse. À ce moment, le roman dérape et prend un tour plutôt dickien.
Parce qu'on ne construit pas un univers S-F comme un roman noir, Frères de chair souffre d'un gros problème de cohérence interne. Dans un « noir », on peut délaisser le racket pour la came. Mais si, en S-F on largue soudain les clones pour plonger dans la réalité virtuelle, ça dysfonctionne. Nombre de questions restent ainsi sans réponse. L'absence de lien manifeste entre les clones et la Brèche ne cesse de perturber le lecteur. Après s'être attendu à ce que le roman focalise sa thématique sur la condition des clones, ces derniers disparaissent, tout simplement. Quant à la Brèche, dite d'origine informatique, elle se présente davantage comme un univers parallèle auquel on accède en suivant des chats dans la cambrousse. Quant à savoir pourquoi on y fait la guerre...
Reste que le personnage de Jack Randall, enfant malheureux, flic intègre mais junkie paumé, mari infidèle mais amoureux, traumatisé par sa guerre dans un Viêt-Nam allégorique, gorgé de culpabilité et de fantômes, à la recherche de lui-même, voit son portrait brossé en flash-back. Ce personnage complexe n'est pas le moindre intérêt d'un livre où des qualités certaines voisinent avec des défauts rédhibitoires. Les qualités relèvent du roman noir, les défauts de la S-F. De sorte que Frères de chair laisse une impression mi-figue mi-raisin. Peut-être n'est-on pas passé bien loin de l'excellence. Ce ne sera pourtant pas pour cette fois...