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Les critiques de Bifrost

Fugues

Fugues

Lewis SHINER
DENOËL
416pp - 22,40 €

Bifrost n° 22

Critique parue en juin 2001 dans Bifrost n° 22

Ainsi donc Denoël, sous la hou­lette de Gilles Dumay, prend l'initiative de publier pour la première fois la traduction d'un roman de Lewis Shiner, auteur qui acquit sa renommée avec Frontera et Deserted Cities of the Heart. Renommée semble-t-il méritée : Fugues reçut le World Fantasy Award 1994.

La jungle phagocytant la Californie de Deserted Cities of the Heart évoquait J.G. Ballard ; les errements de Fugues, quant à eux, du moins dans la première partie, possèdent un parfum de Stephen King. Il ne s'agit pas en effet d'un fantastique intransigeant à la Lovecraft, on sort du domaine des pulsions pour s'intéresser à la psychologie du personnage, à son rapport avec la génération précédente et, surtout, avec la sienne.

Le personnage principal, le texan Ray Shackleford, réparateur de matériel hi-fi, un individu quelconque — quoique assez exotique d'un point de vue strictement européen — traverse la crise de la quarantaine, consécutivement à la mort de son père. Son mariage qui sombre dans l'indifférence, une consommation déraisonnable de bière de mauvaise qualité, le retour de sa mère doublé d'un Œdipe costaud, sans oublier les inévitables interrogations quant à ses facultés de séduction… tout cela le pousse à se réfugier dans la musique de sa jeunesse, celle des années 60.

Des années pour lui difficiles mais riches de potentiel, même si, vers leur fin, quelque chose tourne mal, le flower power virant au golden boy, le rock mutant heavy metal puis hard, la couche d'ozone s'ajourant et le SIDA ne menaçant en rien un mariage sexuellement déficient. Il jouait alors dans un groupe, avait une petite amie infiniment plus stimulante que sa future épouse et, surtout, la musique, celle des Beatles, des Doors, des Beach Boys, de Jimi Hendrix, c'était de la vraie musique, pas ces trucs de jeunes de maintenant qui ressemblent à rien.

L'égocentrique Ray Shackleford, en quête de repères, s'identifie très vite à sa génération et n'hésite pas, malgré la différence d'échelle, à se trouver de nombreux points communs avec les stars déchues du rock et de la pop. Il amorce alors, sous l'action d'un catalyseur, une quête initiatique assez voisine des rites hallucinatoires shamaniques, voire de la psychanalyse. Le monde, sa génération, sa vie, auraient-ils connu une évolution meilleure si Smile, de Brian Wilson, avait damé le pion a une production étrangère, Sgt Pepper's Lonely Hearts Club Band, si Jim Morrison avait enregistré Celebration of the Lizard au lieu de sombrer dans l'alcoolisme, si Jimi Hendrix… Si tous ces albums qui auraient dû voir le jour avaient saturé l'Amérique de good vibes, pulvérisant l'atavisme qui avait fini par rattraper une génération devenue conservatrice, médiocre sexuellement et incurablement nostalgique… D'un haut-parleur surgit alors une musique impossible, issue de ses regrets, et enregistrable…

Et l'on tergiverse longtemps avant de rentrer dans le vif du sujet. L'auteur tient en effet, après l'avoir appâté, à exposer au lecteur la vie et les déboires psychologiques du personnage, lesquels, à l'image même de ce dernier, ne présentent rien de saillant. Quitte à ce que ce Ray Shackelford soit banal, qu'il le soit indiciblement. Cependant, le personnage ne manque jamais de crédibilité : l'auteur a poussé le vice jusqu'à placer dans sa bouche des citations d'un bouquin de vulgarisation du couple Pease intitulé Why Men Don't Listen & Women Can't Read Maps, dont une mot pour mot.

La suite, qui consiste en une série de reconstitutions historiques intercalées avec des prolongements de la première partie, dépeint notre Ray Skackleford, aussi niais qu'égocentrique, parti à la pêche aux morts, très à l'aise avec ses chanteurs et musiciens favoris. Lewis Shiner en profite pour le mettre aux prises avec une tarte à la crème de la science-fiction, traitée comme telle.

Toutefois, on aurait tort de croire que Lewis Shiner, qui accuse — coïncidence — le même âge que son Ray Shackleford, a brodé une vague histoire fantastique sur un thème éculé. La force du roman réside dans des personnages en prise avec le matériau de leur existence. Pas le personnage principal, qui, en dépit de l'accumulation de faits le concernant, résonne quand on le frappe tant il est creux, mais tous les autres. Guère plus qu'un prétexte, Ray Shackleford réunit une comédie humaine, issue du passé comme du présent. Des personnages vivants, dotés d'un caractère, d'une voix, se livrent à chaque rencontre ; à tel point que le lecteur peut tâter de ses doigts l'étoffe de leur humanité.

De nombreuses références à la plongée sous-marine laissaient néanmoins espérer plus de profondeur. Lorsque Lewis Shiner saura où il veut en venir dans ses romans et dépassera d'une foulée puissante l'objectif fixé, bref, quand il aura cessé de se disperser, on lira de grandes et belles choses. En attendant, encourageons Denoël à le traduire.

Al' DUROU

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