Daniel RICHE, Daniel WALTHER, Roland C. WAGNER, Christian VILA, Francis VALÉRY, René REOUVEN, Daniel PRASSON, Michel PAGEL, Jean-Marc LIGNY, Laurent GENEFORT, Jean-Claude DUNYACH, Sylvie DENIS, Michel DEMUTH, Thomas DAY, Sabrina CALVO, Fabrice LE MINIER
FLEUVE NOIR
Critique parue en avril 1999 dans Bifrost n° 13
Ça aurait pu être une gageure, et c'était certes un pari : « réaliser la première anthologie française de littérature steampunk » – voire, d'ailleurs, la première au monde, ce dont l'anthologiste oublie modestement de se targuer.
Qu'en est-il du résultat ? La préface de Daniel Riche est idéale. Factuelle, érudite, elle dresse une brève histoire du steampunk, propose quelques repères évidents (Jeter, Powers, Blaylock) et des pistes fécondes, bref, contient tout ce qu'une préface doit contenir... dont la meilleure définition de ce sous-genre de la S-F, due à Douglas Fetherling : le steampunk imagine « jusqu'à quel point le passé aurait été différent si le futur était arrivé plus tôt ». L'anthologiste y admet que certains auteurs ont peiné à séparer steampunk et uchronie, et ce sera le seul reproche de principe que je ferai à sa sélection.
Les textes, maintenant. Riche, refusant d'affirmer des préférences personnelles, les présente (à une exception près, d'ailleurs logique) dans l'ordre alphabétique inverse du nom de leurs auteurs – inverse parce que le steampunk est, en somme, une littérature à rebours.
L'anthologie commence donc par « Nuit rouge à Mayerling », de Daniel Walther, qui réexamine le drame bien connu. J'avoue rester souvent indifférent au travail de l'auteur ; ici, j'ai été agacé par la prégnance des obsessions sexuelles : n'est pas Sade (ou Sapho) qui veut. On dirait un texte remanié pour cadrer avec le projet. Par bonheur, le premier choc du recueil survient aussitôt : « Celui qui bave et qui glougloute », de Roland C. Wagner, une novella flinguée des neurones, mêle le mythe de Cthulhu et un Far West de fantaisie – appelé tout au long du texte « le sauvage Ouest sauvage » en référence au titre original (The Wild Wild West) de la série Les Mystères de l'Ouest. On le constatera à plusieurs reprises dans le recueil, ce sont les auteurs les plus au fait de la littérature populaire qui s'approprient le mieux les “icônes” du steampunk. Christian Vilà, avec « Muchamor » réinterprète à son tour un événement historique (le meurtre de Raspoutine), mais son style est si beau et sa vision du chamanisme si originale qu'on peut admirer la performance et lui pardonner son hors sujet. Dans « L'Oiseau de Zimbabwe », Francis Valéry court trop de lièvres à la fois : une aventure steampunk, et un pastiche vernien, et une uchronie. Au final, reste le sentiment d'avoir lu le synopsis d'un beau roman à faire. Quant à René Réouven, il n'est pas très surprenant que son « Âme qui vive » soit une réussite dans le domaine de la “biographie parallèle” (qu'il a souvent pratiquée, tout comme Tim Powers – Le Poids de son regard – et Fabrice Colin – Vestiges d'Arcadia et La Musique du sommeil). C'est ici le milieu spirite qui sert de cadre à une enquête dont les acteurs principaux sont Bulwer Lytton (Les Derniers jours de Pompéi) et Wilkie Collins (l'un des inventeurs du roman policier), et l'objet, plusieurs autres écrivains au destin tragique, dont Lautréamont. Un vrai délice. Steampunk ? Si l'on veut...
« L'Escale inattendue », de Daniel Prasson (visiblement un nouvel auteur) gâche une idée géniale : un extraterrestre atterrit par hasard sur le plateau de tournage d'un film de Méliès et se retrouve à y jouer les figurants. Dans l'optique d'un texte steampunk, il me semble que le point de vue adopté n'est pas le bon ; j'aurais aimé la même histoire racontée par Méliès, ou par son assistant. Plus que lisible, nonobstant. Pour sa part, Michel Pagel réussit un des meilleurs textes de la sélection, avec « L'Étranger », où un cambrioleur d'exception s'avère être plus qu'il n'y paraît. Tout, ici, est dans les détails : récit épistolaire à la manière du début du siècle, bonne analyse des tares et des enjeux politiques de l'époque (affaire Dreyfus, boulangisme, séparation de l'Église et de l'État), rôle prémonitoire de la tour Eiffel... Excellent. « Rom », de Jean-Marc Ligny, m'a en revanche déçu : l'astuce du titre, assez transparente, fait perdre à la nouvelle une bonne part de sa saveur, et de plus Dick et Pohl, dans le même genre, ont mieux réussi. L'ambiance du Montmartre du début du siècle est cependant bien rendue, mais il n'agit pas, une fois encore, de steampunk. Laurent Genefort, dans « Le Véritable voyage de Barbicane » a joué le jeu – comme Réouven dans un registre identique. Pont entre De la Terre à la Lune, de Verne, et Les Premiers hommes dans la Lune, de Wells, sa vignette d'atmosphère – l'intrigue y est réduite à sa plus simple expression – est, à mon goût, une des meilleures de l'anthologie. J'en dirai autant de la nouvelle de Jean-Claude Dunyach, « L'Orchidée de la nuit », aventure inédite du professeur Challenger, le héros de Conan Doyle. Cette odyssée foldingue où Clément Ader fait voler son premier avion et où la voix d'une jeune cantatrice sert d'appeau à ptérodactyle se passe à Toulouse, où est née l'Aéropostale. Contrat rempli, et bien rempli.
« L'assassinat de la Maison du Peuple », de Sylvie Denis, m'a laissé perplexe. Tous les ingrédients sont là : architecture Art Nouveau, débuts du socialisme, histoire décalée plus que parallèle ; mais, pour moi en tout cas, la sauce ne prend pas. À dire vrai, comme dans le cas de Valéry, j'ai l'impression que l'auteur a choisi la mauvaise distance. Un texte plus intriguant que réussi. Le retour de Michel Demuth, avec « Exit on Passeig de Gracia », s'effectue, lui, en fanfare. Non, ce n'est pas du steampunk (quoique... le voyage dans le temps est rendu possible grâce à l'invention de la photographie...). Oui, c'est un chef d'œuvre, écrit sur le fil de rasoir, aussi personnel que tout ce que Demuth a pu faire jusqu'alors. La redécouverte du recueil. (Et bientôt Les Galaxiales 3 ?) « Du Sel sous les paupières », de Thomas Day, est une semi-déception. Pourtant, j'aurais aimé adorer ce long récit situé à Saint-Malo, où figurent une usine marémotrice sur la Rance construite ici à l'époque de la Grande Guerre, un général prénommé Charles et féru de blindés, et un drôle de cyborg. L'ambiance et l'intrigue sont peut-être un peu trop proches de La Cité des enfants perdus (le film de Caro et Jeunet, qui est bel et bien du steampunk), et le style, étincelant au début, se relâche par la suite. Peut mieux faire. Quant au texte de David Calvo, « Davy Jones' Locker », où la reine Victoria survit à un accident de dirigeable provoqué par la vision de marcheurs sur les nuages, et dont les héros sont un batrologue et Robert Louis Stevenson, c'est un véritable OVNI (littéraire) à vapeur. Calvo est un auteur non plus à suivre, mais à poursuivre pour l'enchaîner à sa table de travail. L'anthologie s'achève ensuite, lento, ma non troppo, par une fantaisie illustrée de Fabrice Le Minier et Yves Letort, « Une Curiosité bibliographique », encore une biographie parallèle que je vous laisserai la surprise de savourer.
Trois ou quatre chefs d'œuvre, autant de textes de grande qualité, un niveau d'ensemble élevé, tout ça dans un énorme volume illustré avec goût : que peut-on demander de plus ?