Stephen Graham JONES
LA VOLTE
368pp - 20,00 €
Critique parue en août 2020 dans Bifrost n° 99
Criminel, mécanicien, auto-stoppeur, villageois et bien d’autres choses. Dans sa tête de pré-adolescent, il incarne tous les rôles d’une histoire se réduisant à une succession de déménagements en catastrophe. Il n’a pas de nom, juste un oncle et une tante, et il relate dans un carnet le récit de son existence précaire, ballotté d’une caravane délabrée à une autre, de l’Arkansas à la Floride. Longtemps, il a vécu avec Grandpa, un vieillard fantasque persuadé d’être un loup-garou. Sa tante Libby et son oncle Darren n’ont jamais vraiment démenti les affabulations de l’ancêtre. Bien au contraire, à l’âge de raison, il s’est rendu compte assez vite qu’elles composaient l’ordinaire d’une famille dysfonctionnelle, sans cesse sur la route pour échapper aux conséquences de sa condition particulière. Pour lui, l’avenir reste incertain, même s’il ressent dans sa chair l’attraction de l’atavisme familial. Puisqu’il est difficile de renier son sang, autant s’en accommoder.
À l’instar de Toby Barlow, de Tristan Egolf ou de Glen Duncan, Stephen Graham Jones revisite le thème de la lycanthropie en l’implantant au cœur de l’Amérique profonde, celle des losers et des rednecks. Issu lui-même d’une culture en proie à la déshérence, l’auteur amérindien dépoussière le loup-garou de ses aspects les plus caricaturaux, voire démodés, impulsant au mythe un peu de modernité et de tendresse juvénile. Tel Candide, le narrateur de Galeux, nous parle ainsi de sa famille et de l’inhumanité d’un pays dans lequel il faut littéralement se battre pour survivre. Il nous raconte quelques-uns des épisodes qui ont contribué à forger sa personnalité, se faisant au passage le porte-parole de son oncle Darren, un doux dingue fonctionnant à l’instinct, de sa tante Libby, la figure forte et tutélaire du clan, et de son grand-père. Bref, de sa famille élargie au sens générique et génétique du terme. À ses côtés, on taille la route, d’un petit boulot à un autre, côtoyant la misère culturelle du milieu white trash, tout en s’amusant du récit des frasques de Darren, très inventif lorsqu’il s’agit de se retrouver dans la mouise. À la fois léger et grave, drolatique et triste, Galeux nous dépeint un lumpenprolétatriat attachant et féroce, un milieu où l’envie de vivre prime sur toute autre considération. Et si Stephen Graham Jones façonne en apparence un récit décousu, composé de tranches de vie aux jointures rugueuses, le déroulé haché du très jeune narrateur résonne comme un écho fidèle de son existence cabossée, sans cesse en proie au doute et à l’embarras. La violence horrifique de la transformation et la faim inextinguible de la bête restent en conséquence dans le hors-champ, l’auteur préférant porter son regard sur l’anecdote et sur la marginalité de cette famille, finalement pas si différente du commun des mortels. Jamais complaisant, il fait montre d’une tendresse et d’une sincérité qui tendent à gommer l’âpreté de leur condition défavorisée, sans pour autant en nier la réalité sinistre.
Galeux apparaît donc comme un formidable roman sur l’adolescence et sur la liberté dans un pays où les marges souffrent à l’ombre d’un American way of life illusoire. En dépoussiérant le mythe du loup-garou, Stephen Graham Jones fait aussi œuvre de critique social, révélant des trésors d’humanité, de solidarité et de drôlerie qui font du bien à lire.