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Les critiques de Bifrost

Ganesha - Mémoires de l'Homme-Éléphant

Xavier MAUMÉJEAN
MNÉMOS
18,00 €

Critique parue en novembre 2007 dans Bifrost n° 48

Comme chacun sait, un éléphant ça trompe énormément. Joseph Carey Merrick (« John », pour son médecin personnel) occupe une chambre du London Hospital, où on vient le visiter tant pour ses aberrations corporelles que pour son agilité intellectuelle. De fait, c'est une ancienne bête de foire qu'une certaine finesse d'esprit doublée d'une admirable érudition littéraire a transformé en attraction pour la bonne société victorienne. Malgré cette infirmité, il mène une vie presque normale. Tout le monde en est persuadé. Mais tout le monde a tort. « Le front est criblé de protubérances crâniennes qui font saillie, jusqu'à comprimer l'arcade sourcilière droite. C'est à peine si on distingue l'œil. Les tumescences recouvrant la pommette droite ont entraîné une déformation de la face, jusqu'à déjeter le nez et la bouche vers la gauche. On distingue sur la lèvre supérieure une cicatrice ancienne, signe évident d'une intervention chirurgicale. Le sujet, dans sa jeunesse, devait présenter un appendice de chair affectant la forme d'une trompe et qui lui a probablement valu son surnom d'homme-éléphant. » Car derrière l'homme, ou l'animal, ou le monstre, incarné dans ce corps triple, se cache le dernier avatar de Ganesha, Seigneur des catégories, protecteur des arts, dieu de la sagesse et de l'intelligence. Ganesha, descendu parmi les hommes pour mettre fin à un monde.

Merrick est le narrateur de Ganesha, qui représente ses Mémoires imaginaires. Ce qui intéresse Mauméjean dans le cas de cet authentique citoyen britannique qui vécut de 1862 à 1890, tient autant à son obscène difformité qu'à celle du corps social où il évolua. Là où un Ballard stigmatise l'inquiétante normalité du paraître, lui souligne l'anormalité foncière de l'être. La première version des Mémoires de l'homme-éléphant (aux éditions du Masque) était parée des couleurs du roman policier. À l'occasion de la réécriture, l'auteur a exploré tout le potentiel contenu dans cette ébauche, pour en faire surgir des aspects inédits. D'abord il étoffe l'histoire de Merrick, il renforce sa stature multiple, homme contrefait, dieu pachyderme, fils de Shiva. Mais en choisissant d'en faire l'axe d'un système de croyances et d'imaginaire (« Le monde tourne sur la trompe de l'éléphant. ») que viennent dissiper la modernité et le matérialisme du XIXe siècle, il lui confère aussi une portée symbolique. Son journal imaginaire, entrecoupé de digressions philosophiques, de souvenirs, raconte ses enquêtes, présentées sous la forme de devinettes érudites et macabres, et déclinées au fil des saisons. Quatre enquêtes pour quatre saisons, accompagnant la déréliction du monde. À l'image du célèbre détective de Conan Doyle, dont l'auteur est un fan inconditionnel, l'homme-éléphant coincé dans sa chambre est un limier presque immobile. Un jeune valet de l'hôpital et un personnage louche occupent le terrain pour lui. Quand ses lieutenants et son intellect de suffisent pas, il procède à grand renfort de songes et d'interventions divinatoires pour résoudre les énigmes que lui soumettent les femmes de Whitechapel (un ogre enlève les petits garçons en laissant une figurine de pain d'épice à leur place), des gens de la haute société (un banquier persan prépare une manœuvre financière d'envergure, sur fond de politique internationale et de rites babyloniens), la police (une famille est décimée par un tueur contrarié parce qu'aphasique), ou même le hasard (un médecin pythagoricien veut précipiter l'avènement d'un ordre nouveau par une série de crimes mystiques). Il est le vortex où convergent la noirceur et le désespoir d'une époque : « Je suis Vinâyaka, le meilleurs des guides, et les horreurs du monde savent trouver ma maison. […] Je me devais à la ville, ainsi que le médecin se doit au patient car, par ma seule présence, j'assurais l'hygiène publique. Non pas la santé des masses, mais le désordre, le chaos dont je suis garant, et qui sont les derniers sursauts de l'innocence avant l'établissement du Progrès. » Au total le monde, même purgé de quelques criminels, ne paraît guère plus innocent ; mais il a changé. La ville, étendue à la société victorienne, apparaît comme le contrepoint du corps de Merrick, comme un personnage à part entière. À la difformité et à l'affaiblissement du pachyderme répond la déliquescence de la nation britannique, en voie de transformation radicale. Monstrueuse. La révolution industrielle va bientôt métamorphoser le paysage urbain, conduire des milliers d'hommes et de femmes à la misère, faire évoluer les mœurs, les idées. Monstruosité physique, monstruosité matérielle, et même morale lorsqu'elle corrompt l'entendement jusqu'à la folie. Ganesha est aussi le roman du noir de la suie, des terrils et des esprits enfumés. Comme Thomas Day dans Le Trône d'ébène, Mauméjean évoque la fin de l'imaginaire, la perte de la foi, le voyage sans retour de l'homme dans le chaudron de la raison, où le rêve n'a plus sa place.

Homme ou dieu, en raison de sa tête monstrueuse, Merrick ne peut dormir qu'assis, appuyé sur des coussins. À la fin pourtant il meurt comme un homme, tué par le poids de ce chef encombrant. En Inde ou au Tibet, l'éléphant est l'animal qui supporte l'univers. Et c'est ainsi que « le monde s'efface dans les rêves de l'éléphant. »

À un point de la première enquête, le médecin de Merrick s'exclame : « Mais enfin, John, c'est totalement irrationnel ! ». C'est vrai. Mais la clé du roman, des énigmes qui le traversent, et qui vaut peut-être pour le travail de l'auteur en général, se trouve justement dans une fable : la parabole indienne de l'éléphant. Plusieurs aveugles examinent différentes parties d'un éléphant : une oreille, une patte, la queue, le corps, une défense, etc. Chaque aveugle est convaincu qu'il perçoit la véritable nature de l'éléphant grâce à la partie qu'il a touché : l'éléphant représente soit un éventail, soit un arbre, ou encore une corde, un serpent, une lance. Mais aucun d'entre eux ne l'envisage dans sa globalité. « Je dégageai mon bras du sac qui le recouvrait et lui tendis ma patte. L'homme l'inspecta sans surprise puis entreprit de la palper. » La vie, l'unité, le destin d'un être sont-ils la somme des masques qui le composent ? Peut-on le résumer à ses actions, ses pensées, ses passions ? « Les faits en eux même n'ont aucune signification, il incombe à l'observateur d'y adjoindre du sens. […] De l'apparente confusion se dégageait un équilibre, une harmonie que je ne parvenais pas à saisir mais que je pressentais. Pour qui saurait le voir, l'ensemble offrait un sens véritable en chacune de ses parties. »

L'identité, l'illusion, le corps, la ville sont des thèmes récurrents dans l'œuvre de Mauméjean, qu'importe le support ou le contexte. Personnalité éclectique, il a donné dans le vidéo art avant d'enseigner la philosophie. Il écrit et il édite pour la jeunesse, pour les adultes — et parce qu'il a du talent, c'est partout excellent. Il imagine ses uchronies en faisant subir à la réalité et au passé les derniers outrages. Son prochain roman, Lilliputia, s'inspire encore une fois d'un fait historique tronqué : le récit d'un pompier nain cocaïnomane dans un parc d'attraction planté sur Coney Island. Décidément, un Mauméjean ça trompe énormément.

Sam LERMITE

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