Écrit à la suite du Maître du Haut-Château, en 1962, ce livre n'est paru qu'en 1964 chez Ballantine, directement en poche, non sans avoir été publié en magazine en 63 sous le titre « All We Marsmen ». Ambitieux sur bien des points mais manquant de relief sur d'autres, le roman nous entraîne sur une colonie martienne de l'an 1994 qui pourrait très bien passer pour un lotissement californien des sixties. Le héros typiquement dickien, le gars ordinaire, le travailleur manuel, s'appelle ici Jack Bohlen, réparateur et ancien schizophrène enclin à la rechute. Pris dans une affaire qui le dépasse et qui concerne le sort de la planète, il va se débattre tout le long du texte entre ses problèmes personnels, conjugaux, et les affaires d'achats de terrains dans lesquelles il va se retrouver mêlé. Somme toute une intrigue classique pour du Dick, croisant plusieurs niveaux scénaristiques.
L'homme de pouvoir du livre, Arme Kott, est à la tête du syndicat des plombiers. Lorsqu'il découvre un jeune enfant autiste aux pouvoirs psychiques étranges, Manfred Steiner, il charge Jack, qui se trouve être le voisin des parents du garçon, de développer un moyen d'entrer en contact avec lui. Kott espère ainsi voir l'avenir et acheter puis revendre plus cher les terrains désertiques qui pourront intéresser l'ONU. Or, rien ne va se passer comme prévu et la présence de Manfred va replonger Jack dans des crises de schizophrénie particulièrement douloureuses. Un personnage intéressant et atypique apparaît ici : Héliogabale est un Bleek, un autochtone, un extraterrestre qui, à l'opposé d'Arnie Kott, fait preuve de bonté et arrive à communiquer avec l'enfant autiste. Bien que secondaire, ce protagoniste représente la caritas, l'empathie que professe Dick et qui selon lui caractérise l'humain.
L'intrigue initiale va monter en puissance et se complexifier à chaque glissement temporel de Manfred, mettant le lecteur au centre d'une spirale vertigineuse autant sensorielle que mentale. C'est que, derrière le vernis des motifs dickiens tels que la présence de l'entropie (que Manfred appelle rongeasse) et la rivalité entre deux personnages que tout oppose, se cache une expérience particulièrement fascinante pour celui qui osera s'y aventurer. Le jeu sur la réalité est ici beaucoup plus tortueux que dans d'autres romans de l'auteur. Les chapitres 10, 11 et 12 de Glissement de temps sur Mars sont, de ce point de vue, les plus complexes structurellement de l'œuvre de Dick. En effet, le principe de dislocation du récit (c'est-à-dire le principe de juxtaposition des points de vue des personnages et la superposition de plusieurs intrigues) y atteint son paroxysme. En 56 pages, on change seize fois de narrateur alors que s'effectue un incessant va-et-vient entre le présent et le futur. Sans entrer dans les détails, on s'aperçoit de la précision de l'auteur dans la construction d'un récit qui va petit à petit contaminer le lecteur et le mettre dans la peau d'un autiste et d'un schizophrène. Du grand art.
Dans un monde parfait, ce roman aurait connu le même succès que son prédécesseur, Le Maître du Haut-Château, et permis à Dick de s'envoler vers de nouvelles expérimentations toujours plus époustouflantes.
Même si l'intrigue est un peu longue à démarrer et malgré l'apparence de roman typiquement dickien que revêt le texte, Glissement de temps sur Mars est un diamant brut : au lecteur de le tailler.