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Les critiques de Bifrost

Gravé sur chrome

Gravé sur chrome

William GIBSON
J'AI LU
246pp - 5,00 €

Bifrost n° 96

Critique parue en octobre 2019 dans Bifrost n° 96

Avant de connaître la gloire avec Neuromancien, William Gibson commença par publier des nouvelles. La première d’entre elles, « Fragment de rose en hologramme », paraît en 1977 dans un magazine méconnu, Unearth. Après un hiatus, Gibson remet le couvert, et de manière soutenue : dix nouvelles sur la période 1981-85, dont quatre sur la seule année 1981. Par la suite, l’auteur se détourne de la forme courte : après une deuxième période moins productive (cinq textes entre 1988 et 1991), seuls quatre récits émergent par la suite (en 1993, 1997, 2010 et 2014) – une production insuffisante pour intéresser les éditeurs français, puisque sur ces neuf derniers textes, seuls deux bénéficieront d’une traduction. Cette relative sécheresse dans la forme courte s’explique sans peine : William Gibson ne s’y sent guère à son aise. Certes, dans ses premières années, il parvenait à dresser en quelques pages des histoires marquantes, rythmées. Mais les concepts qu’il entendait aborder par la suite peinaient à se déployer sur la longueur d’une nouvelle. Ainsi, en bon écrivain peu prolixe, il privilégie depuis longtemps la forme longue. Pourtant, il y a de bien belles choses dans Gravé sur chrome et les quelques nouvelles parues de manière éparse.

Dans « Fragment de rose en hologramme » , on peut, avec la Perception Sensorielle Apparente, revivre en réalité subjective des événements vécus par un autre. Pour le protagoniste, ce sera le départ et la fin de son histoire d’amour. Les premières bases du cyber à la Gibson sont là : bidouillages informatiques, interaction forte entre l’organique et l’électronique ; seul manque le côté punk. Qui arrive avec « Johnny Mnemonic ». Le héros du titre monnaye sa mémoire : il l’utilise tel un disque dur – qui contient des données auxquelles il n’a pas accès, et que l’on ne peut extraire que par le biais d’une phrase-code agissant comme un mot de passe. Johnny évolue dans le monde des petites frappes, de la mafia et des laissés pour compte qui ont eu recours à des manipulations pour (par exemple) s’implanter des crocs de doberman… Le corps conçu comme une machine et une volonté manifeste de situer l’intrigue dans les bas-fonds illustrent à merveille le cœur du cyberpunk, également caractérisé par le rythme, l’inventivité délirante et une écriture dense. « Gravé sur chrome », qui fonctionne comme un thriller, est le récit d’une tentative d’intrusion/extorsion informatique qui use d’un vocabulaire à la fois précis et poétique par le biais d’une abstraction artistique des concepts informatiques. « Hôtel New Rose » clôt la trilogie dite du Sprawl, et l’on retrouve à la fois mafia et hackers des deux nouvelles précédentes. «Le Continuum Gernsback », publiée dans Mozart en verres miroirs, l’anthologie-manifeste de Bruce Sterling, délaisse, le temps d’un texte, le cyberpunk pour la description de l’émergence progressive dans le monde du narrateur, photographe, de concepts issus du futurisme des années 1930 qui auraient évolué de manière uchronique. Dans « Hinterland », la physique progresse grâce à des artefacts extraterrestres découverts par hasard ; une autre composante du monde gibsonien est à l’œuvre ici, celle du melting pot, où toutes les cultures se mélangent et s’imprègnent les unes des autres, qu’il s’agisse des technologies mais aussi du langage ou des concepts métaphoriques. « Le Genre intégré » (écrite avec John Shirley) constitue une nouvelle entorse au cyberpunk, puisqu’il s’agit d’un texte ouvertement fantastique ; il prend néanmoins comme décor le même cadre, celui des bars interlopes au sein desquels évolue une sorte de créature métamorphe, dont la particularité est de s’adapter toujours au mieux par rapport à son environnement. « Étoile rouge, blanche orbite » (avec Bruce Sterling) se déroule dans un univers ou les Soviétiques ont gagné la course à l’espace ; à bord de la station spatiale, pourtant, les problématiques restent très humaines, on s’y trompe et on s’y saoule. Un terrible constat sur l’inutilité de la conquête spatiale qui ne débouche sur rien, et qui montre un Gibson un peu plus amer qu’à l’accoutumée. Dans « Duel aérien » (avec Michael Swanwick), les protagonistes se livrent des batailles aériennes avec des avions miniatures en réalité virtuelle contrôlés par la pensée ; cette fois-ci, on suit un ex-voleur à la tire assujetti à un blocage neural, une jeune femme à laquelle ses parents ont implanté une peur du contact charnel qui agit comme une ceinture de chasteté mentale, et un vétéran de guerre handicapé – autant de personnages en échec. Enfin, pour conclure Gravé sur chrome, et donc la première partie de la carrière de nouvelliste de Gibson, « Le Marché d’hiver » parle du transfert de personnalité dans une machine, à savoir celle d’une chanteuse d’un groupe de rock de Vancouver atteinte d’une maladie irrémédiable mais qui souhaite continuer sa carrière par-delà la mort ; un texte qui à la fois questionne sur la notion de l’identité (la personne virtuelle est-elle la même que celle, réelle, dont elle est issue ?) et traite subtilement des rapports humains.

Si le recueil propose des textes assez variés, Gravé sur chrome présente la quintessence du William Gibson cyberpunk : un mélange de concepts informatiques innovants (qui prennent parfois la forme de bidouillages peu protocolaires), d’esthétique glauque liée aux décors où évoluent mafia, voleurs et dealers de drogues, le tout baigné de pop culture, et traité au travers d’une écriture dense et rythmée.

En ce qui concerne les deux dernières nouvelles à être parues en français, « Treize vues des bas-fonds » (Angle mort n°5, 2011) dévoile Tokyo au travers d’autant de descriptions qui se répondent les unes aux autres, de façon à en faire émerger des motifs particuliers, préfigurant la « trilogie Blue Ant ». Dans « Dougal désincarné » (in Utopiales 2013), Gibson se met en scène et narre sa rencontre avec le dénommé Dougal, qui, sous l’effet d’une drogue, se désincarne sans espoir de pouvoir retrouver son corps. Plus que l’histoire de Dougal, ce texte empreint de nostalgie est l’occasion pour l’auteur de dresser le portrait de Kitsilano, le quartier de Vancouver où il habite. Ces deux textes, fort éloignés sur la forme de celles de Gravé sur chrome, dévoilent d’autres facettes de Gibson, et son goût toujours intact pour les expérimentations littéraires.

On l’a dit, William Gibson n’a écrit que peu de textes courts, et pour ainsi dire aucun lors de ces vingt dernières années. On aurait toutefois tort de ne pas les (re)découvrir, tant ils ont participé, avec ses romans de la « trilogie Neuromantique », à jeter les bases d’une nouvelle esthétique SF qui perdure encore aujourd’hui.

Bruno PARA

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