L’autrichien Heinrich Steinfest n’est a priori guère connu en France des amateurs et amatrices des littératures de l’Imaginaire. Jusqu’à maintenant, cet auteur a surtout attiré l’attention des amateur.e.s de polar. Genre dont relevaient ses livres précédents tels Sale Cabot (Phébus), Requins d’eau douce et Le onzième pion (Carnets Nord), salués comme autant d’apports à la fois réussis et singuliers au roman criminel. Si ces récits d’enquête travaillaient habilement un schéma éprouvé du polar – le whodunit –, tous se teintaient d’une étrangeté parfois si prononcée qu’elle les amenait aux lisières du fantastique. Une frontière générique que Greenland semble quant à lui allègrement franchir dans sa partie inaugurale. Celle-ci consigne le témoignage rétrospectif du quinquagénaire Theo März quant à l’extraordinaire expérience qu’il vécut enfant en l’année 2010. Il se rappelle la nuit durant laquelle la fenêtre de sa chambre – jusque-là exempte de tout rideau – s’orna soudainement d’un inattendu store vert. Au mystère de son inexplicable apparition s’est bientôt adjoint celui des pouvoirs de la miraculeuse pièce de tissu. Seuil plutôt que fermeture, le store constituait une manière de sas vers un univers parallèle nimbé d’une lumière verte. Tels les enfants Darling de Peter Pan, Theo franchit un soir le sas interdimensionnel pour partir à la découverte non pas de Wonderland mais de Greenland. Pendant quelques nuits, le jeune garçon y connut de bizarres et dangereuses aventures. Elles mêlaient, entre autres protagonistes, des hommes effrayants aux visages dissimulés par des jumelles et une fillette en proie à un inhabituel supplice. Inquiet de la possible contamination du réel par les créatures de Greenland, l’enfant se débarrassa finalement du store miraculeux… Mais quarante ans plus tard, l’énigmatique artefact réapparaît sur un des hublots du Villa Malaparte, la nef spatiale emportant Theo – devenu astronaute – vers Mars en cours de colonisation. Et le quinquagénaire de bientôt repartir du côté de Greenland… Si l’ombre de J. M. Barrie plane sans doute sur le premier mouvement du roman, sa deuxième partie science-fictionnelle fait elle comme écho à Philip K. Dick. À l’instar des héros dickiens peu à l’aise en ménage, la conjugalité s’avère pour Théo – deux fois divorcé – aussi complexe que ses périples entre les planètes et les dimensions. Sans doute nourri par un large faisceau d’influences – on pourrait encore y ajouter le cinéma ( 2001, l’Odyssée de l’espace) ou la bande-dessinée (Batman) – Greenland n’en est pas moins éminemment original. Combinant imagerie surréaliste, ironie pince-sans-rire et saillies aphoristiques, l’écriture de Heinrich Steinfest dessine une contrée de l’Imaginaire aussi drôle qu’intrigante. Du moins dans les deux premières parties du livre… En éclairant d’un jour crûment rationnel les mystères de Greenland tout en lorgnant vers un certain pathos, la conclusion du roman en atténue quelque peu la force de fascination. On conseillera donc de faire l’économie des dix dernières pages pour goûter pleinement les qualités par ailleurs certaines de Greenland. Ne pas aller au terme d’un roman est parfois la meilleure des façons de le lire.