Récapitulons.
En 2017, répondant à une invitation de son ami et éditeur Richard Chizmar, Stephen King écrit avec lui une variation sur le mythe de la boîte de Pandore, dont l’héroïne, Gwendy, est une adolescente vivant durant les années 1970. L’énigmatique M. Farris lui confie une boîte portant des boutons susceptibles de déclencher des catastrophes – comme elle ne tardera pas à le vérifier. Un King mineur mais plaisant, critiqué en son temps dans ces pages (in Bifrost n°92).
2019 : Chizmar propose à King d’écrire une suite, en lui fournissant une séduisante idée de départ – vingt ans et quelques ont passé, et Gwendy a été élue à la Chambre des représentants, ce qui lui confère un certain pouvoir –, mais le maître décline l’offre et propose à l’élève de se lancer tout seul. Le résultat sera La Plume magique de Gwendy, digne continuateur du premier volume.
2022 : les deux collaborateurs se retrouvent pour boucler la boucle et nous arrive ce troisième volume, situé dans un futur proche – et dans un univers parallèle, comprend-on à divers détails – où Gwendy, à présent sénatrice, part dans l’espace pour une mission périlleuse en compagnie, entre autres, d’un saboteur potentiel.
Changement de ton pour cette conclusion en fanfare : là où les deux premiers volumes instauraient une ambiance de rêve éveillé, dans un récit rythmé par le passage des saisons et les meurtres en série – nous sommes chez King, après tout –, celui-ci est un huis-clos tendu, où une expédition spatiale aux visées parfois cachées est en butte aux agissements de divers acteurs connus de la mythologie de la Tour sombre. L’étau se resserre autour de la malheureuse Gwendy, menacée par la maladie d’Alzheimer et désespérée à l’idée d’échouer dans la mission qui lui a été confiée. Mais qu’elle se rassure : Frodon avant elle a réussi à jeter l’anneau de pouvoir dans les montagnes du Destin, même si ce ne fut pas sans mal.
Une réussite, mineure certes, mais une réussite quand même.
À la fin d’Un homme d’ombres (cf. Bifrost n° 102), nous avions laissé John Nyquist sur la route le menant hors d’une ville écrasée de lumière. Dans ce premier volet des enquêtes de ce détective privé, nous découvrions Soliade, ville éclairée en permanence par des ampoules électriques, et sa jumelle ténébreuse, Nocturna – deux cités que l’on croirait tirées des fameuses Villes invisibles d’Italo Calvino.
La Ville des histoires poursuit sur cette lancée : Nyquist réside depuis quelques mois à Histoireville. Le principe de cette ville est simple : régie par le Conseil narratif, elle vit des histoires que les gens racontent et se racontent. Afin de faire bouillir la marmite, notre détective mène des filatures. L’une d’elles le conduit dans le quartier Melville, sur les pas d’un homme… à côté du cadavre duquel Nyquist se réveille bientôt. L’enquêteur est certain de ne pas l’avoir tué, tout comme il est sûr que ces pages couvertes d’un texte mystérieux ont quelque chose à voir avec ce nouveau mystère. Si ce deuxième roman rappelle par moment la série « Thursday Next » de Jasper Fforde, qui prenait la littérature et les histoires comme matériau de base, Noon reste dans le ton d’un pastiche de polar – détective cabossé par la vie, femmes fatales, ambiance plus noire qu’un café serré –, avec Lewis Carroll comme figure tutélaire.
Changement d’ambiance pour Jenny-les-vrilles : après la réception de sept photographies susceptibles de le mettre sur la piste de son père, disparu des années plus tôt dans la zone crépusculaire entre Soliade et Nocturna, Nyquist quitte Histoireville pour se rendre à la campagne, dans le petit village d’Hoxley-sur-la-Vive. Le seul léger problème est que personne n’adresse la parole au détective le jour de son arrivée. Rien de plus normal : c’est la Saint-Switten et ce jour-là, à Hoxley, personne ne parle, par respect envers ce martyr chrétien oublié de presque tous. Comme Nyquist le comprend vite, la vie au village est régie par celle des saints : chaque jour, un saint différent ; chaque jour, des règles différentes, aussi absurde qu’absconses. Dans ces conditions absurdes, comment le détective peut-il espérer retrouver son père ? Riche d’une pesante atmosphère rurale, ce troisième volet du cycle négocie joliment son virage campagnard. Là aussi, la rationalité perd pied, et Nyquist comme les lecteurs devront accepter de se laisser porter par l’étrange.
Avec ses Villes invisibles, Italo Calvino brossait en quelques lignes le portrait de cités surprenantes. Jeff Noon, au travers des « Enquêtes de John Nyquist », montre ce que serait la vie quotidienne dans de telles villes, et le résultat est savoureux. Un quatrième tome, Within Without, est paru outre-Manche en 2021 : il nous tarde de le lire.