Naviguant entre fiction et essai, Elliot Ackerman n’en est pas à son premier ouvrage. Cet ancien marine, après un bref détour par la vie politique de son pays au début des années 2010, a publié son premier roman en 2015 et mène depuis une carrière d’auteur remarquée (on se souvient de son diptyque de politique-fiction saisissant, 2034 / 2054, coécrit avec l’amiral James Stavridis). Avec Halcyon, il explore, du point de vue d’un narrateur historien, le bouleversement que provoquerait la découverte scientifique d’un moyen de conjurer la mort. À travers le regard de Martin Neumann, on devine cependant que l’auteur interroge moins le vertige ontologique que ses conséquences.
Nous sommes en 2004. Locataire saisonnier de la famille Ableson, cet enseignant ignore initialement que sa retraite d’écrivain se situe aux abords d’Halcyon, domaine d’un avocat et héros de guerre ayant mis, peu avant son décès, tout en œuvre pour bénéficier post mortem d’avancées scientifiques potentielles susceptibles de le ramener à la vie. Entraîné dans le sillage de la seconde vie de Robert Ableson, Martin se fait bien malgré lui le témoin d’un passé qui, en fin de compte, refuse de s’éteindre.
Elliot Ackerman joue ainsi sur plusieurs niveaux et s’empare pleinement de la notion de transmission, interrogeant tour à tour l’individu, la famille et la société. En contrepoint de l’héritage invalidé par la résurrection du défunt — une transmission qui se déréalise… —, l’auteur évoque celui de l’histoire de la nation, qui perdure par commémoration, de génération en génération, alourdissant chacune d’une charge symbolique dont il devient difficile de se défaire. Halcyon, autrefois lieu de quiétude, de bonheur et de souvenirs des Ableson, cristallise désormais toutes les tensions, et la souffrance qu’un passé redevenu présent réactive. Historien spécialiste de la guerre de Sécession plaçant l’idée de compromis au cœur de l’histoire des États-Unis, Martin perd peu à peu de vue le sujet de son projet d’écriture, et remet en question sa lecture de l’histoire : l’individu, la famille Ableson et la société se fracturent sous ses yeux, aucun compromis ne permettant plus ici de faire littéralement coexister passé et présent.
Peut-être l’auteur cherche-t-il à démontrer qu’il faut savoir se détacher du passé pour s’en libérer ; que si l’individu ne choisit pas ce qui lui est transmis, il reste maître de ce qu’il en fait. Ce choix, postule Ackerman non sans force, implique de laisser le passé au passé, seule condition à laquelle il est permis de se tourner vers l’avenir sans rejouer sans cesse les épisodes, minute par minute, d’une histoire dont on cherche en vain le point de bascule. N’est-ce pas la conclusion à laquelle parvient Robert Ableson, décidant de lui-même d’enfin disparaître de la vie de ceux qu’il a connus pour permettre à ces derniers d’aller enfin de l’avant ?
Si le roman se serait sans doute passé de longues et minutieuses descriptions d’évènements historiques accompagnant le propos, la réflexion qui s’y déploie n’en reste pas moins fascinante et bien amenée.