Shirley JACKSON
RIVAGES
288pp - 22,00 €
Critique parue en janvier 2022 dans Bifrost n° 105
À la vue de la couverture de ce roman inédit en français de Shirley Jackson, difficile de ne pas penser à celle du Bifrost 99, consacré à l’autrice de La Maison hantée. L’auteur en est le même, Miles Hyman, son petit-fils, également auteur d’une version illustrée de la fameuse nouvelle « La Loterie ».
Hangsaman raconte l’histoire de Natalie Waite, dix-sept ans, sur le point de rejoindre l’université et présentée comme ayant un rapport au monde « différent. » Son père, écrivain, autoritaire et peu prolifique, lui impose d’incessants exercices d’écriture. Il y a également son frère et sa mère, constamment inquiète. Celle-ci reste au second plan la majorité du temps. Suite au départ de Nathalie de la maison, nous la suivons dans la découverte de la vie d’étudiante.
Hangsaman est une plongée, tantôt amusante, tantôt effrayante, dans la psyché d’une jeune femme habituée à inventer des mondes. La narration nous livre ses pensées, avec toutes les digressions imaginables, mais également avec tous les non-dits. Il faut s’habituer à bien différencier ce qui se dit entre guillemets ou derrière un tiret, et ce qui est intégré à la narration. Mais l’affaire n’est pas aussi simple, et rien n’est jamais sûr dans ce roman. Un événement traumatique est violemment imposé à Natalie dans le début de l’histoire. Point de départ de ses divergences ? A priori non, mais faut-il se fier à son rapport au temps ? Qu’arrive-t-il réellement à Natalie ? Qui est-elle vraiment ? Est-elle vraiment ? Le vrai : tout un programme dans l’esprit de l’étudiante. Où est le réel ? Une question pour elle, mais tout autant pour nous…
La relation fille-père, puis fille-père de substitution est au cœur du roman. Natalie, une fois à l’université fréquente de rares autres jeunes femmes, mais la superficialité reste de mise, jusqu’au dernier tiers. Shirley Jackson croque ainsi avec mordant l’hypocrisie. Celle de la famille, celle des « amis », celle du milieu universitaire. Le malaise des faux-semblants, omniprésents dans la majorité des interactions de Natalie, est encore plus déstabilisant quand on le vit au travers d’une des protagonistes. L’enfer des autres, de leurs regards, de leurs opinions, de leurs ricanements mais aussi de leurs envies de parler, de leurs attentions, de leur simple présence.
Shirley Jackson tisse sa toile et nous laisse nous dépêtrer au sein de son labyrinthe, tout en faisant régulièrement miroiter une sortie. Pour autant, Hangsaman n’est pas franchement un roman de genre. Il y a bien des choses étranges qui peuplent ses pages, une ombre entraînante ou un arbre prenant des nouvelles, mais pas assez pour pleinement l’ancrer dans le fantastique. La lecture s’avère exigeante si l’on veut à tout prix comprendre l’enchaînement logique des faits, plaisante si l’on se détache d’aussi basses considérations que la compréhension. Car la plume de Shirley Jackson est riche et peu avare en images savoureuses et descriptions piquantes. À savourer donc, si vous aimez avancer dans le brouillard.