Livre-monde, roman fleuve, véritable OLNI, Hildegarde s’ordonne autour de la figure, pour ne pas dire l’icône, de Hildegarde de Bingen. Prophétesse et sainte femme, animée par de douloureuses épiphanies, savante naturaliste, fine observatrice de la nature, femme d’influence respectée par Bernard de Clairvaux et l’empereur Frédéric Barberousse, compositrice et inventrice d’une langue imaginaire, la magistra des abbayes de Disibodenberg et Rupertsberg a traversé les âges, nimbée d’une aura de mystère et de mysticisme, offrant à la postérité ses visions et une œuvre qui témoigne de la grande variété de son érudition. Pour autant, Léo Henry n’endosse pas ici le rôle du biographe, comme a pu le faire l’historienne médiéviste Régine Pernoud en cherchant à cerner la personnalité de la religieuse, via un corpus de sources historiques. Hildegarde relève davantage de la fiction, mais une fiction où le vrai et le faux accouchent d’un réel dont on se délecte des multiples facettes.
Strictement inracontable, le roman de Léo Henry se déguste comme un mille-feuilles littéraire dont chaque chapitre dévoile une histoire, souvent enchâssée dans un autre récit, révélant des nuances contrastées tout en s’inscrivant dans des registres variés, parfaitement assimilés par l’auteur. Le goût pour le picaresque se mêle ainsi au récit hagiographique, voire à la chanson de geste ou au roman courtois. L’épopée flirte avec le tragique de l’histoire humaine. Le merveilleux côtoie le prosaïsme du quotidien, y compris dans ses manifestations les plus vulgaires. Bref, il est bien difficile de classer le roman de Léo Henry dans une catégorie. Et quand bien même, on s’y risquerait, force serait de constater que cela n’est guère intéressant. Hildegarde se révèle surtout comme un roman total, mêlés d’inventions savoureuses, de souvenirs, de on-dit, de légendes et de témoignages, jalonnés de tueries, de pogroms, de batailles, mais aussi de réalisations merveilleuses conçues par les esprits éclairés de l’époque. Mille et uns récits qui font la vie et l’histoire de cette partie de l’Europe.
Car, loin de se cantonner au personnage de la sainte femme, Hildegarde se fait également le porte-parole d’un Moyen-âge lumineux, non exempt de zones d’ombre, où le monde se conçoit à l’aune de représentations empruntées à la philosophie antique, aux mythes et au christianisme. Une période créatrice où certaines intuitions s’avèrent, contribuant à la compréhension du monde. Un temps apparemment immuable, où les romans de chevalerie forgent la culture des élites. Le récit s’enracine dans la vallée du Rhin, au sein de l’Empire, le Saint-Empire germanique né du démantèlement du monde carolingien, faisant de ces lieux un creuset irrigué par de multiples récits. Naviguant au cœur des conflits entre la papauté et l’Empire, des croisades aux prémisses de la guerre de trente ans, des prophéties hallucinées de la magistra aux premiers développements de l’humanisme, Léo Henry réenchante l’Histoire en puisant dans le légendaire médiéval, n’hésitant pas à évoquer Parzival, Siegfried, le moins connu Dietrich von Bern et la légende des Niebelungen pour donner corps à une intertextualité réjouissante, rendant justice au monde germanique et à l’une des grandes thématiques morales et symboliques de l’imaginaire médiéval. De ce voyage littéraire, mené de main de maître par un auteur ayant érigé son écriture au rang des beaux art, on retire un immense plaisir, celui ressenti à la lecture des œuvres magistrales et forcément indispensables.